L'ABDUCTION: UNE PRATIQUE DE LA DÉCOUVERTE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE Sylvie Ca

L'ABDUCTION: UNE PRATIQUE DE LA DÉCOUVERTE SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE Sylvie Catellin CNRS Éditions | « Hermès, La Revue » 2004/2 n° 39 | pages 179 à 185 ISSN 0767-9513 ISBN 2271062454 DOI 10.4267/2042/9480 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2004-2-page-179.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions. © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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La logique rationnelle ne suffisant plus, il faut faire appel à des ressources incertaines, que d’aucuns nomment «intuition» (inspiration issue de l’expérience), «bricolage» (inventivité face à une réalité où la contingence domine), ou encore «sérendipité» (faculté de saisir et d’interpréter ce qui se présente à nous de manière inattendue). Ces savoirs pratiques, parfois issus de traditions anciennes oubliées, se caractérisent notamment par la combinaison de l’expérience et de l’information et permettent d’appréhender la singularité des situations. Ce sont des pratiques abductives, au sens où l’on adopte des hypothèses plausibles susceptibles d’être vérifiées ultérieurement. Que faut-il entendre par «pratiques» et pourquoi parler de pratiques plutôt que d’activités, d’actions, de conduites? Ce mot sert à différencier l’action de la théorie, cependant ici les pratiques en question ne renvoient pas directement au faire et aux actes, mais aux procédés pour faire. Selon Louis Quéré, les pratiques ne sont pas seulement des habitudes de faire; elles incorporent de la pensée, des représentations, des savoirs qui nous permettent de les comprendre et de les pratiquer. Elles nous servent à nous adapter ou à nous ajuster à des situations et à des circonstances particulières. Elles sont orientées vers une finalité et ont une temporalité. HERMÈS 39, 2004 179 © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.155.195.27) © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.155.195.27) Nous proposons ici une réflexion théorique sur la notion de pratique abductive s’inscrivant dans le cadre épistémologique des travaux du philosophe Charles S. Peirce, et notamment sa théorie de l’abduction. Nous montrerons la pertinence d’une approche qui favorise l’émergence d’hypothèses, et qui, contrairement à l’opinion courante, n’oppose pas induction et déduction mais les relie dans un processus de construction de connaissance. Entre logique et esthétique, entre rationalité et imagination, l’abduction n’a cessé de fasciner les chercheurs et les écrivains. En nous appuyant sur l’analyse d’extraits de deux types de discours d’investigation, l’un scientifique et médical, l’autre littéraire et policier, nous montrerons comment s’articule la double dimension logique et esthétique de l’abduction. L’abduction désigne une forme de raisonnement qui permet d’expliquer un phénomène ou une observation à partir de certains faits. C’est la recherche des causes, ou d’une hypothèse explicative. Nous pratiquons l’abduction dans la vie courante, lorsque nous recherchons les causes d’un phénomène ou d’un fait surprenant. Le diagnostic médical (George, 1997), la méthode du commissaire Maigret (Wouters, 1998), l’analyse spatiale exploratoire des données (Banos, 2001) sont autant de pratiques d’investigation qui utilisent l’abduction. Charles S. Peirce, philosophe et logicien américain, a introduit la notion d’abduction en épistémologie, en reprenant les 3 types de raisonnement proposés par Aristote (la déduction, l’induction, l’abduction1): «étant donné un fait B et la connaissance que A implique B, A est une abduction ou une explication de B». L’abduction est donc proche de l’inférence déductive: «étant donné la prémisse A et la connaissance de ce que A implique B, il est possible de déduire la conclusion B». C’est la règle d’inférence du modus ponens, bien connue en logique. L’abduction se laisse donc reconstruire a posteriori comme un raisonnement déductif faillible. Mais, à la différence de la déduction, l’abduction est par nature incertaine. On ne peut pas affirmer avec certitude qu’une explication constitue la cause réelle d’une observation, l’incertitude pouvant porter sur la plausibilité de l’explication, ou bien concerner la validité de la connaissance permettant l’explication. L’approche déductive de l’abduction – adoptée par certains logiciens – est limitée par la nature implacable de la déduction. L’abduction est incertaine et n’a pas le pouvoir prédictif de la déduction. On peut aussi rapprocher l’abduction de l’induction. Elles ont d’ailleurs été souvent confondues. L’induction est un mode d’inférence qui conclut du particulier au général, de façon probable. C’est la généralisation d’une propriété constatée empiriquement sur un grand nombre de cas, ou à partir d’échantillons représentatifs. Mais pour Peirce, l’abduction infère quelque chose de différent de ce qui est observé, et souvent quelque chose qu’il nous serait impossible d’observer directement, alors que l’induction infère des phénomènes semblables et n’a en soi aucune originalité. L’abduction conduit ainsi à la découverte des causes, l’induction à la découverte des lois. L’induction collationne les expériences abduites pour en tirer des lois. Elle met à l’épreuve, elle vérifie ou elle falsifie. Par exemple, après l’abduction de Kepler concernant la forme elliptique de l’orbite de Mars, qui contredisait une pratique millénaire, on a pu faire une induction, c’est-à-dire généraliser le cas de Mars aux autres planètes. Dans le processus de construction du savoir, l’abduction guide l’induction, elle est un moment préalable de l’induction. Mais seule l’abduction est créative et apporte de nouvelles connaissances, bien qu’elle soit imprévisible et incertaine, et en cela très proche de la sérendipité. 180 HERMÈS 39, 2004 Sylvie Catellin © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.155.195.27) © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.155.195.27) Le conte très ancien2 dont s’est inspiré l’écrivain anglais Horace Walpole pour forger le mot serendipity (la faculté de «découvrir, par hasard et sagacité, des choses qu’on ne cherche pas») illustre en effet un processus épistémologique très proche de l’abduction. Les trois princes de Serendip, voyageant pour s’instruire, rencontrent en chemin un chamelier qui leur demande s’ils n’auraient pas vu, «par hasard», un de ses chameaux égaré. Les princes le lui décrivent sans hésiter: «N’est-il pas borgne? Ne lui manque-t-il pas une dent? Ne serait-il pas boiteux?» Le conducteur ayant acquiescé, c’est donc bien son chameau qu’ils ont trouvé et ont laissé loin derrière eux. Par la suite, le chamelier ayant cherché en vain son animal et pensant avoir été volé, les trois frères sont arrêtés et jugés. C’est alors qu’ils démontrent comment des indices observés sur le sol leur ont permis de reconstruire l’aspect d’un animal qu’ils n’avaient jamais vu. Le paradigme indiciaire fondé sur la sémiotique a donc des racines très anciennes (Ginzburg, 1989): c’est l’art du chasseur, et plus tard celui du détective. La découverte de l’identité du criminel, tout comme celle de l’animal, se fait à partir des indices ou des traces qu’il a laissés derrière lui. Encore faut-il savoir interpréter les signes, saisis ici dans un rapport métonymique. Les princes établissent en effet une relation cohérente entre divers indices observés, ils élaborent une hypothèse explicative qui est le point de référence de ces indices éparpillés. Quand ils sont questionnés par le chamelier, ils font une méta-abduction (au sens d’U. Eco)3 : ils décident que le chameau inféré est le chameau réel égaré. Les chercheurs en intelligence artificielle et les logiciens ne sont pas parvenus à modéliser l’abduction. On la qualifie parfois d’intuition géniale, ou d’illumination lorsqu’elle conduit à une découverte importante. Or il faut sortir du cadre de la logique formelle pour appréhender l’abduction dans ce qu’elle a de singulier. La logique formelle réduit l’interprétation des propositions aux seules relations établies entre elles, indépendamment de tout autre connaissance sur le monde et la situation, mais il est nécessaire de tenir compte du contexte empirique dans lequel les faits se produisent et sont interprétés. Peirce insiste sur le fait qu’à l’origine de l’abduction, il y a la surprise ou l’étonnement du sujet: «on observe le fait surprenant C; si A était vrai, C s’expliquerait comme un fait normal; partant, il est raisonnable de soupçonner (présumer) que A est vrai». Le point de départ de l’abduction est un fait perçu comme surprenant, qui s’inscrit donc contre des attentes, contre l’habitude, ou contre ce qui était jusqu’alors tenu pour acquis. L’abduction consiste à sélectionner une hypothèse A susceptible d’expliquer le fait C, de telle sorte que si A est vrai, C s’explique comme un fait normal. En d’autres termes, l’abduction est une procédure uploads/Philosophie/ herm-039-0179 1 .pdf

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