L’ÉDIFICATION D’UN ENSEIGNEMENT POUR LES INDIGÈNES: Madagascar et l’Algérie dan

L’ÉDIFICATION D’UN ENSEIGNEMENT POUR LES INDIGÈNES: Madagascar et l’Algérie dans l’Empire français Linda LEHMIL llehmil@tulane.edu La fin du XIXe siècle, marquée par de nombreux changements écono- miques et politiques voit apparaître un sujet de discussion neuf et houleux lors des diverses rencontres coloniales: le concept d’éducation des indi- gènes. Les nombreux Congrès intercoloniaux consacrés à l’enseignement aux indigènes en définissent les contours idéologiques et philosophiques, en interrogeant la nature de cette éducation, ses valeurs et son rôle dans chaque colonie. Avant les lois Ferry (de 1881 et 1892), l’instruction des indigènes ne figure pas au programme colonial. Tout commence avec le rapport sur l’organisation de l’Algérie que Jules Ferry publie en 1892 sous le titre «Le gouvernement de l’Algérie1» qui conclut que l’instruc- tion des indigènes servirait la France tout aussi bien que les colonisés. Complémentaire à l’œuvre de rayonnement, elle est considérée comme le moyen le plus efficace pour asseoir la domination territoriale de la France et pénétrer les âmes conquises. Ainsi, l’étude théorique des débats permet de mettre en lumière le raisonnement et la logique de leurs appli- cations futures et pratiques. En résumé, pour comprendre les politiques éducatives effectivement mises en place dans les diverses colonies, il faut en analyser la théorie en amont. Trop souvent, les travaux de recherches ont présenté une vision monolithique, figée et manichéenne de la politique linguistique et éduca- tive de la France aux colonies. La problématique est plus complexe qu’il n’y paraît. Bien qu’idéalisée théoriquement comme uniforme par les pédagogues républicains, la conceptualisation de l’école pour les indi- Faut-il être postcolonial? — — — — — — — — — — — — — — — — 1. Voir à ce propos l’article « Jules Ferry et la question algérienne en 1892 (d’après quelques inédits) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome X, Paris, Puf, 1963. Labyrinthe, n° 24 92 gènes se présente avant sa naissance comme multiple, unique et variable pour chaque colonie et chaque période historique. Bien que nous parta- gions le constat qui atteste de l’état de crise générale de l’école postco- loniale dans le monde francophone2 (dont les solutions exigent de lier l’école du passé à celle du présent, pour en analyser les continuités, les ruptures et « repenser l’école coloniale, la restructurer et la réadapter aux besoins nouveaux de l’Africain moderne3 »), il est tout de même primor- dial de sortir du procès intenté à l’école coloniale. Pour saisir la complexité des débats théoriques et la réalité de leurs mises en œuvre, il ne suffit pas de réduire les politiques scolaires et linguistiques de la France aux colonies à la mission civilisatrice et à ses fins utilitaristes. D’une part, la francisation culturelle et morale des peuples colonisés n’a jamais été ni uniforme ni totalement «glotto- phage» comme certains l’affirment et, d’autre part, la politique scolaire a varié selon les époques, les colonies, les régions d’une même colonie (je pense notamment à l’Indochine et à Madagascar) mais également selon ses instigateurs – gouverneurs généraux, inspecteurs de l’Éduca- tion et instituteurs qui ont façonné l’école coloniale. Les critiques en théorie postcoloniale admettent à l’unanimité le rôle clé joué par l’école primaire, garde-fou de la pérennisation de la coloni- sation et agent de l’institutionnalisation de la francophonie aux colonies. En dépit de ce constat, les nombreuses études consacrées à l’histoire du français comme ferment d’unification de l’État-nation excluent le plus souvent l’histoire et le statut du français aux colonies4. Toutefois, des chercheurs appartenant à des disciplines diverses (histoire5, socio-linguis- tique et didactique du français langue étrangère6), présentent depuis peu des histoires de l’enseignement du français aux indigènes (jusqu’aux — — — — — — — — — — — — — — — — 2. Cette école produit une masse majoritairement analphabète incapable de lire et écrire, ni en langue véhiculaire maternelle ni en français. Pour des analyses plus détaillées sur la crise de l’école en Afrique francophone, lire les travaux de Samba Gadigo et Ibrahima Seck. Les polémiques contemporaines autour de la langue, langue d’enseignement et de littérature, ne font que prolonger les débats issus de l’époque coloniale, débats qui ont traversé toutes les puissances coloniales. 3. Samba Gadjigo, École blanche, Afrique noire : L’École coloniale dans le roman d’Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1991, p. 9. 4. À ma connaissance, le seul travail comparatiste de qualité portant sur les politiques éducatives colo- niales est celui d’Antoine Léon dans Colonisation, enseignement et éducation, L’Harmattan, Paris, 1991. 5. Pour n’en citer que quelques-uns : Denise Bouche, spécialiste de l’AOF (Afrique occidentale fran- çaise) ; Zahia Matougui et Christine Chaulet-Achour pour l’Algérie. 6. Comme Gérard Vigner et Valérie Spaëth pour l’AOF. 93 L’édification d’un enseignement pour les indigènes indépendances) sans toutefois privilégier l’aspect comparatif avec d’autres colonies ni avec la métropole. Cet article interroge les doctrines scientifiques (anthropologiques et biologiques), morales, religieuses, politiques et éducatives sur lesquelles se sont fondés les éducateurs et administrateurs coloniaux pour décider de la forme à donner à cette éducation aux indigènes et pour montrer comment cette théorisation politique a façonné l’institutionnalisation de la politique scolaire. Nous montrerons dans un deuxième temps – en nous limitant à la comparaison des politiques linguistiques et scolaires mises en place en Algérie et à Madagascar au tournant des XıXe et XXe siècles – comment la métropole a «adapté» sa politique scolaire tout en la décen- tralisant7. Naissance de l’enseignement pour «indigènes» Dans son rapport intitulé «L’Œuvre scolaire de la France aux colo- nies» présenté à l’Exposition universelle de 1900 (devant une assemblée d’officiels du ministère des Colonies), Henri Froidevaux, agrégé d’his- toire et de géographie, docteur ès Lettres, dresse un bilan de l’histoire et de l’organisation de l’instruction publique française aux colonies, des accomplissements et progrès des diverses tentatives de l’administration coloniale et de l’initiative privée (missionnaires, association de propa- gande de la francisation). Froidevaux est un des premiers à soulever les questions cruciales de la nature, du rôle et de la fonction, bref, des spéci- ficités de l’enseignement aux colonisés : Quel caractère y revêtira l’école? De quelle nature sera l’enseignement à y donner? Quel rôle devra jouer l’instituteur indigène quand on aura pu en former? Enfin quelle place devra occuper la langue nationale, la langue fran- çaise, vis-à-vis des idiomes locaux, ou plutôt régionaux8? — — — — — — — — — — — — — — — — 7. La centralisation de l’enseignement dispensé aux indigènes s’est atténuée du fait de la réorganisation politique et administrative des colonies, désormais prises en charge par deux ministères différents : celui de l’Instruction publique d’une part, celui des Colonies d’autre part. 8. Henri Froidevaux, L’Œuvre scolaire de la France aux colonies, Exposition universelle de 1900, Publications de la commission chargée de préparer la participation du ministère des Colonies, «Les Colonies françaises», Tome IV, Challamel, 1900-1901, Paris, p. 10. Labyrinthe, n° 24 94 Son bilan comparatif clairvoyant sonne le glas d’une politique scolaire désorganisée en insistant sur le rôle actif que doit jouer la langue française – bien qu’inconnue des indigènes – pour assurer la pérennité de la conquête coloniale. Sans toutefois alarmer ses collègues, Froidevaux considère l’ampleur de la tâche à accomplir et l’enjeu de «[ces] problèmes très délicats, dont la solution doit varier suivant les pays, et sur lesquels nous sommes loin d’être encore aujourd’hui parfai- tement renseignés9». En effet, comment la métropole pourra-t-elle mettre en place un tel enseignement sur l’ensemble de ses territoires ? À rebours d’une politique désorganisée, Froidevaux suggère une planification linguistique structurée, variable et dépendante du statut de chaque colo- nie, de son niveau d’avancement intellectuel et de la situation scolaire précoloniale: Là, très souvent, existe un embryon d’enseignement ; aussi était-il impos- sible de songer à traiter de la même façon des colonies comme nos Antilles et comme le Soudan et le Congo français. Ici, on trouve déjà des traditions bien établies, un passé relativement long, une population ayant de réels besoins intellectuels et une civilisation vraiment développée ; là, ce sont des pays neufs, où tout, ou presque tout, est à créer, où la langue française est encore pour ainsi dire inconnue des indigènes10. Par ailleurs, Froidevaux soulève un point crucial de la politique linguistique coloniale. Refusant l’exportation telle quelle de l’école fran- çaise aux colonies, il propose, dès 1900, de réfléchir à l’élaboration d’une véritable pédagogie qui répondrait aux mœurs et caractères de chaque population colonisée. Au Congrès de 1906, il rappelle que l’enseigne- ment doit être élémentaire, simple, pratique, adapté aux capacités mentales des enfants auquel il est destiné, mais surtout flexible, variant avec les pays et les races, et gradué selon qu’il prépare l’élite ou la masse. Là se dessine d’une manière incontestable l’orientation future d’une poli- tique scolaire francophone variable, unique pour chaque colonie. L’hétérogénéité des politiques coloniales renvoie aux spécificités socio- culturelles et historiques de chaque colonie et à l’image que s’en fait la métropole. Celle-ci se fonde sur le passé des civilisations, le prestige de la langue ainsi que la place des peuples au sein de la pyramide hiérar- — — — — — uploads/Politique/ 24-7-lehmil 1 .pdf

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