Son biographe1 évoque un « paradoxe » : comment se fait-il qu’un intellectuel «
Son biographe1 évoque un « paradoxe » : comment se fait-il qu’un intellectuel « d’une telle ampleur » soit à ce point marginal et « négligé » par l’Université ? Saluons plutôt ce « déficit de reconnaissance » institutionnelle et médiatique : c’est à cette condition que se déploie la pensée critique. Né en 1922, mort en 1997, pilier de l’organisation Socialisme ou Barbarie, trotskyste puis marxiste critique puis critique du marxisme, à la fois économiste2 et psychanalyste de profession, révolutionnaire revendiqué jusqu’à son dernier souffle, ce Grec devenu français a toute sa vie loué l’autonomie. Celle du corps politique et des individus qui le forment. Celle qu’il faut apprendre et arracher « aux oligarchies bureaucratiques, managériales et financières » pour instaurer — avec le concours de la grande masse des citoyens et non du seul prolétariat ouvrier — une société auto- organisée, frugale, écologique et enfin démocratique. Autonomie : « C’est le projet d’une société où tous les citoyens ont une égale possibilité de participer à la législation, au gouvernement, à la juridiction et finalement à l’institution de la société. […] C’est en cela qu’on peut l’appeler le projet révolutionnaire, étant entendu que révolution ne signifie pas des massacres, des rivières de sang, l’extermination des Chouans ou la prise du palais d’Hiver. » (Entretien paru dans le n° 10 de la revue Propos, en mars 1993) Bonheur : « [Les hommes] travaillent comme des fous à l’usine ou au bureau, pendant la plus grande partie de leur vie éveillée, afin d’obtenir une augmentation de 3 % de leur salaire ou une journée supplémentaire de vacances par an. À la fin — et cela est de moins en moins une anticipation —, le bonheur humain sera réalisé par un monstrueux embouteillage de voitures, chaque famille regardant la télévision dans sa voiture et mangeant des glaces produites par le réfrigérateur de la voiture. La consommation en tant que telle n’a pas de signification pour l’homme. […] Partout dans le monde les ouvriers attendent impatiemment toute la semaine que le dimanche arrive. Ils sentent le besoin impérieux d’échapper à l’esclavage physique et mental de la semaine de travail. Ils attendent avec impatience le moment où ils seront maîtres de leur temps. Et ils découvrent que la société capitaliste s’impose à eux-mêmes pendant ces moments. » (Quelle démocratie ? Écrits politiques, tome II, éditions du Sandre, 2013) Choisir : « La liberté, c’est très difficile. Parce qu’il est très facile de se laisser aller. L’homme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : Il faut choisir : se reposer ou être libre. Et Périclès dit aux Athéniens : Si vous voulez être libres, il faut travailler. Vous ne pouvez pas vous reposer. » (Post-scriptum sur l’insignifiance, L’Aube, 1998) Délibérer : « Ces trois siècles [cité des Athéniens, avant Jésus-Christ, ndlr] sont caractérisés par la participation constante, permanente, des citoyens dans le corps politique. Ça ne veut pas dire du 100 %, mais les plus récentes études, celle de Finley par exemple, montrent que quand une affaire importante était discutée dans l’Assemblée du peuple à Athènes, il y avait 15 000, 20 000 personnes — sur 30 000 citoyens. Il faut savoir ce que cela veut dire. Ça veut dire qu’il y avait des gens qui partaient à deux heures du matin du cap Sounion, de Laurion ou de Marathon pour être sur la Pnyx au moment du lever du soleil. Les Prytanes annonçaient que la délibération était ouverte. Et ils faisaient ça pour rien. Le salaire ecclésiastique a été introduit beaucoup plus tard. Ils perdaient une journée de travail, leur sommeil pour aller participer. » (Entretien avec Chris Marker, L’Héritage de la chouette, 1989) Enseigner : « Si les enseignants ne sont pas capables d’inspirer aux enfants l’amour pour à la fois ce qu’ils apprennent et pour le fait d’apprendre, ce ne sont pas des enseignants. Sans cela, on peut éventuellement sortir d’un lycée comme une bête à concours, non pas comme quelqu’un d’ouvert au monde et passionné par cette énorme dimension de l’existence humaine qu’est le savoir. Si j’ai pu faire quelque chose dans ma vie, c’est grâce à mes parents, mais aussi grâce à cette grande chance que j’ai eue, au cours de la misérable éducation grecque de mon enfance et de mon adolescence, d’avoir chaque année, parmi la dizaine de professeurs que l’on avait, au moins un dont j’étais d’une certaine manière amoureux. » (Carrefours du labyrinthe, volume VI, Seuil, 1999) Faux : « Il n’est plus question de dire que le prolétariat est historiquement chargé de la transformation de la société, lorsque ce prolétariat devient une petite minorité, ni que les couches salariées le sont, puisque aujourd’hui presque tout le monde est salarié. La transformation de la société exige aujourd’hui la participation de toute la population, et toute la population peut être rendue sensible à cette exigence — à part peut-être 3 à 5 % d’individus inconvertibles. Il faut insister sur une autre idée fausse, profondément ancrée dans le mouvement de gauche : l’idée d’un privilège politico-historique des pauvres. C’est un héritage chrétien. La logique et l’expérience historique montrent que l’idée d’un tel privilège est absurde, que les vrais pauvres seraient plutôt enclins à courber l’échine devant les dominants. » (« Une exigence politique et humaine », 1988) Généralisé : « Il est ahurissant de penser qu’il y a eu des idéologues et des écrivains pour parler de l’époque contemporaine comme d’une époque d’individualisme alors que précisément, ce qu’il faut surtout déplorer actuellement, c’est la disparition des individus véritables devant cette espèce de conformisme généralisé. » (Post-scriptum sur l’insignifiance, L’Aube, 1998) Histoire : « Il n’y a pas dans l’Histoire de progrès, sauf dans le domaine instrumental. Avec une bombe H nous pouvons tuer beaucoup plus de monde qu’avec une hache en pierre et les mathématiques contemporaines sont infiniment plus riches, puissantes et complexes que l’arithmétique des primitifs. Mais une peinture de Picasso ne vaut ni plus ni moins que les fresques de Lascaux et d’Altamira, la musique balinaise est sublime et les mythologies de tous les peuples sont d’une beauté et d’une profondeur extraordinaires. Et si l’on parle du plan moral, nous n’avons qu’à regarder ce qui se passe autour de nous pour cesser de parler de progrès. Le progrès est une signification imaginaire essentiellement capitaliste, à laquelle Marx lui-même s’est laissé prendre. » (Entretien avec La République des Lettres, juin 1994) Presidents Cup 2017 (Chris Condon, Getty Images) Intellectuel : « Je pense que la véritable fonction d’un intellectuel, ce n’est évidemment pas d’être à l’avant-garde de la société, mais de mettre en question l’institué, d’interroger et de critiquer ce qui est. Non par pur plaisir de critiquer, mais parce que, sans cette mise à distance de l’institué, il n’y a tout simplement pas de pensée. » (Conférence donnée le 31 mai 1991 au Collège international de philosophie) Jouissance : « Un nouveau type anthropologique d’individu émerge, défini par l’avidité, la frustration, le conformisme généralisé (ce que, dans le domaine de la culture, on appelle pompeusement le post-modernisme). Tout cela est matérialisé dans des structures lourdes : la course folle et potentiellement létale d’une technoscience autonomisée, l’onanisme consommationniste, télévisuel et publicitaire, l’atomisation de la société, la rapide obsolescence technique et morale de tous les produits, des richesses qui, croissant sans cesse, fondent entre les doigts. Le capitalisme semble être enfin parvenu à fabriquer le type d’individu qui lui correspond : perpétuellement distrait, zappant d’une jouissance à l’autre, sans mémoire et sans projet, prêt à répondre à toutes les sollicitations d’une machine économique qui de plus en plus détruit la biosphère de la planète pour produire des illusions appelées marchandises. » (Quelle démocratie ? Écrits politiques, tome II, éditions du Sandre, 2013) Krátos : « Il y a d’abord le mot lui-même : démocratie, démos, Krátos. Krátos veut dire le pouvoir, démos c’est le peuple, donc la démocratie, c’est le pouvoir du peuple. Ça veut dire déjà, dans la conception grecque, que ça n’est bien entendu pas le pouvoir d’une oligarchie. Ça veut dire aussi que le peuple exerce lui-même le pouvoir. C’est-à-dire, c’est une démocratie directe. […] Chez les Modernes, l’idée de la démocratie représentative va de pair avec ce qu’il faut bien appeler une aliénation du pouvoir, une auto-expropriation du pouvoir. » (Entretien avec Chris Marker, L’Héritage de la chouette, 1989) Limitation : « On est entré dans une époque d’illimitation dans tous les domaines, et c’est en cela que nous avons le désir d’infini. Cette libération est en un sens une grande conquête. Il n’est pas question de revenir aux sociétés de répétition. Mais il faut aussi — et c’est un très grand thème — apprendre à s’autolimiter, individuellement et collectivement. La société capitaliste est une société qui court à l’abîme, à tous points de vue, car elle ne sait pas s’autolimiter. » (Post-scriptum sur l’insignifiance, L’Aube, 1998) Marges : « La marginalité devient quelque chose de revendiqué et de central, la subversion est une curiosité intéressante qui complète l’harmonie uploads/Politique/ abecedaire-de-castoriadis.pdf
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- Publié le Mai 31, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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