Alain Badiou et le miracle de l’événement La taupe est myope, c’est bien connu.

Alain Badiou et le miracle de l’événement La taupe est myope, c’est bien connu. D’être passée trop souvent de l’obscurité à la lumière aveuglante du jour ? Ou pour se défendre de cet éblouissement ? Peut-elle oublier l’instant du jaillissement, et ce qu’il fallut d’effort pour en arriver là ? Le monticule de rejets où elle émerge en témoigne : pas de percée libératrice sans préparation têtue. Marx a commis l’imprudence d’annoncer le dépérissement de la philosophie, réalisée dans l’accomplissement de son devenir stratégique : il ne s’agissait plus seulement d’interpréter le monde, mais de le changer. Alain Badiou propose, au contraire, de refaire aujourd’hui le geste philosophique par excellence, un « geste platonicien », qui s’oppose aux tyrannies de l’opinion et aux renoncements de l’anti-philosophie. Il entend ainsi relever la philosophie des abaissements devant les « pensées fascinantes » qui l’ont subjuguée : « La pensée scientifique a donné lieu à l’ensemble des positivismes, la pensée politique a engendré la figure d’une philosophie d’État, l’art enfin a rempli une fonction d’attraction singulière depuis le XIXe siècle. Fascinée, captée, voire asservie par l’art, la politique ou les sciences, la philosophie en est venue à se déclarer inférieure à ses propres dispositions [1]. » Sous l’effet de « l’événement galiléen », la philosophie serait tombée à l’âge classique sous la domination de sa condition scientifique. Sous le choc de la Révolution française, elle se serait pliée à la condition du politique. Avec Nietzsche et Heidegger enfin, elle se serait effacée devant le poème. D’où la thèse d’une philosophie « captive d’un réseau de sutures à ses conditions, spécialement à ses conditions scientifiques et politiques », tristement résignée à l’idée que « sa forme systématique » soit désormais devenue impossible. L’effet majeur de cette soumission serait le renoncement pur et simple au « désir d’une figure d’éternité » non religieuse, « intérieure au temps lui-même », « dont le nom est vérité ». Perdant ainsi de vue sa visée constitutive, la philosophie se serait exilée d’elle-même. Ne sachant plus si elle possède un lieu propre, elle se réduirait à sa propre histoire. Devenant « le musée d’elle-même », elle « combine la déconstruction de son passé avec l’attente vide de son avenir » [2]. Le programme que trace Badiou vise à libérer la philosophie de cette triple emprise de la science, de l’histoire, ou du poème, à la soustraire aux discours anti-philosophiques jumeaux des positivismes dogmatiques et des spéculations romantiques, à en finir avec une collusion avec « les religions de tout acabit ». Car, « athées, nous n’avons pas les moyens de l’être tant que le thème de la finitude organise notre pensée ». Nous ne pourrions y parvenir qu’en renouant avec « la solide éternité laïque des sciences » : seul le renvoi de l’infini à sa « banalité neutre » de « simple nombre » pourrait nous arracher à « une dégoûtante nappe de sacralisation » et relancer « une désacralisation radicale ». Sur le chemin de cette reconquête philosophique, le discours d’Alain Badiou s’articule autour des concepts de vérité, d’événement, et de sujet : la vérité éclate dans l’événement et se propage comme une flamme portée par le souffle d’un effort subjectif toujours inachevé. Car la vérité n’est pas affaire de théorie, mais « une question pratique » avant tout ; non l’adéquation d’un savoir à son objet, mais quelque chose qui arrive, un point d’excès, une exception événementielle, « un procès d’où émerge quelque chose de nouveau » [3]. C’est pourquoi « chaque vérité est à la fois singulière et universelle ». Cette vérité en acte s’oppose au principe mondain de l’intérêt. Dans une première phase, la pensée de Badiou restait subordonnée au mouvement de l’histoire. Sous le coup des désastres historiques, elle est devenue plus fragmentaire et discontinue, comme si l’histoire ne constituait plus sa trame essentielle, mais sa condition occasionnelle. Elle n’est plus alors un cheminement souterrain qui se manifeste dans l’irruption de l’événement. Elle devient plutôt une conséquence post- événementielle. « Entièrement subjective », affaire de « pure conviction », elle relève désormais de la déclaration sans antécédents ni suite [4]. Proche de la révélation, elle demeure cependant un processus, mais un processus tout entier contenu dans le commencement absolu de l’événement dont il est la fidèle continuation. C’est pourquoi, contrairement à Kant pour qui la vérité et la portée universelle de la Révolution française se trouvent dans le regard enthousiaste et désintéressé des spectateurs, la vérité de l’événement est, selon Badiou, celle de ses acteurs : il faut la chercher, ou l’écouter bruire, non dans le commentaire distancié de Furet et des historiens thermidoriens, mais dans la parole vive de Robespierre ou de Saint-Just ; non dans les jugements sans risque de Carrère d’Encausse ou de Stéphane Courtois, mais dans les décisions tragiques de Lénine (et de Trotski). Cette idée de la vérité excède ce qui peut être prouvé ou démontré. Elle pose des conditions autrement exigeantes que la simple cohérence des discours, que la correspondance des mots aux choses, ou que la rassurante vérification des logiques ordinaires. En ce sens, il s’agit d’un concept pleinement matérialiste : il ne saurait y avoir pour Badiou de vérité transcendantale, mais seulement des vérités en situation et en relation, des situations et des relations de vérité, orientées vers une éternité atemporelle. Cette vérité ne peut se déduire d’aucune prémisse. Elle est axiomatique et fondatrice. Toute nouveauté vraie advient ainsi « dans l’obscurité et la confusion ». C’est à la philosophie qu’il revient de reconnaître et de déclarer son existence. De même, l’événement ne peut être qualifié comme tel que rétrospectivement, par une « intervention interprétante ». La pétrification – la substantialisation – bureaucratique, étatique, académique, de ces vérités événementielles et processuelles équivaut à leur négation. Elle prend la forme du désastre récurrent qui a pour nom propre Thermidor. La distinction entre vérité et savoir est cruciale aux yeux de Badiou [5]. Il y a en effet des vérités. Chacune surgit comme « une singularité immédiatement universalisable », caractéristique de l’événement par lequel elle advient. Cette logique d’universalisation est décisive. Car, lorsque nous renonçons à l’universel, c’est toujours pour courir le risque de « l’universelle horreur » [6]. Ainsi, les particularismes vindicatifs et subalternes restent-ils impuissants devant la fausse universalité despotique du capital, à laquelle une autre universalité doit s’opposer. La philosophie apparaît alors comme un « pari de portée universelle » qui se heurte, à chaque pas, soit à « un monde spécialisé et fragmentaire », sous les formes catastrophiques des passions religieuses, communautaires, ou nationales ; soit aux affirmations selon lesquelles seule une femme pourrait comprendre une femme, un homosexuel un homosexuel, un juif un juif, et ainsi de suite. Si tout universel tient d’abord dans une singularité, et si toute singularité trouve son origine dans un événement, « l’universalité est un résultat exceptionnel qui a son origine en un point, la conséquence d’une décision, une manière d’être plutôt que de savoir [7] ». La possibilité de la philosophie tourne donc autour d’une catégorie de vérité qui ne saurait se confondre ni avec le sens commun ni avec le savoir scientifique. Science, politique, esthétique ont chacune leur vérité. Il serait tentant d’en conclure que la philosophie détient la Vérité de ces vérités. Mais Badiou récuse cette tentation : « Il ne s’agit pas là, entre Vérité et vérités, d’un rapport de surplomb, de subsomption, de fondement ou de garantie. C’est un rapport de saisie : la philosophie est une pincée de vérité. » Une pensée extractive donc, « essentiellement soustractive », qui fait trou. Ce qui importe dans le pain-couronne, dit le poète Ossip Mandelstam, c’est le trou, parce que c’est ce qui reste. De même, Badiou nous sommes d’admettre que la catégorie centrale de la philosophie est vide et qu’elle doit le rester pour accueillir l’événement. La vérité serait donc affaire d’écoute, plutôt que de dire ? D’écoute ou d’écho, de ce qui résonne en un lieu vide ? Cette écoute permettrait de résister aux discours philosophiques de la postmodernité, forme contemporaine de l’anti-philosophie. Dans leur prétention à « guérir de la vérité » ou à « compromettre l’idée même de vérité » dans la disgrâce générale des grands récits, ces discours se réfutent eux-mêmes en s’abandonnant à la confuse mêlée des opinions. Dans cette affaire, se poursuit le corps à corps du philosophe et du sophiste, « car ce que le sophiste, ancien ou moderne, prétend imposer, c’est précisément qu’il n’y a pas de vérité, que le concept de vérité est inutile ou incertain, car il n’y a que des conventions ». Ce défi sarcastique qui met la vérité à l’épreuve des opinions tend au philosophe le piège consistant à proclamer un lieu unique de Vérité, alors qu’il s’agit seulement de répondre « par l’opération de la catégorie vide de vérité, qu’il y a des vérités ». La riposte (positiviste, étatique, poétique) qui prétendrait combler ce vide, serait en effet « excessive, surtendue, désastreuse ». Que le lieu de saisie des vérités uploads/Politique/ alain-badiou-et-le-miracle-de-l-x27-evenement.pdf

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