223 LIBERALISME ET CONSERVATISME DANS LA PENSEE D’ALBERDI Il est important de r

223 LIBERALISME ET CONSERVATISME DANS LA PENSEE D’ALBERDI Il est important de rappeler les précautions à prendre lorsque nous parlons de l’idéologie des acteurs politiques du XIXe siècle latino-amé- ricain. Les termes « libéral » et « conservateur » correspondent rare- ment à une description précise des principes qui régissent leurs actions. D’une part, certains secteurs de la pensée de l’époque se caractérisent plus par l’éclectisme et la fusion d’idéologies que par une prise de po- sition absolue. D’autre part, les exigences du processus de construction institutionnelle du milieu du XIXe siècle placent constamment ces ac- teurs face à un dilemme : construire une autorité tout en limitant son pouvoir selon les principes libéraux de l’époque. Certains combinent des éléments théoriques hétérogènes, voire contradictoires, afin de ser- vir une pratique politique concrète1. C’est précisément l’éclectisme d’Alberdi qui a permis diverses « appropriations » idéologiques de son œuvre tout au long de l’histoire, comme le montrent bien les articles d’Horacio Tarcus et d’Eduardo Jozami. Nous tenterons de dégager les « substrats » de pensée conserva- trice et de pensée libérale chez Alberdi, et de comprendre les tensions provoquées par leur cohabitation dans deux domaines : la Constitution conçue comme instrument de protection des droits individuels, mais surtout de construction de l’autorité politique, processus qui établit un programme pour l’avenir, tout en tenant compte d’un héritage histori- que particulier ; et la défense du libéralisme économique, qui élève le 1 Jorge E. Dotti, Las vetas del texto. Una lectura filosófica de Alberdi, los positivistas, Juan B. Justo, Buenos Aires, Puntosur editores, 1990 ; Charles Hale, « The Reconstruction of Nineteenth-Century Politics in Spanish America: A Case for the History of Ideas », Latin American Research Review, vol. VIII, n°. 2, 1973; Charles Hale, «Political and Social Ideas in Latin America, 1870-1930», Cambridge History of Latin America, vol. IV, 1986. 224 savoir pratique au rang de véritable moteur du développement social, contre la tradition du savoir lettré et du prestige politique ou militaire. Cette défense de l’action spontanée du savoir pratique est cependant affaiblie par la justification des facultés extraordinaires du pouvoir exé- cutif comme instrument de réforme économique. Cette tension entre la défense des libertés individuelles et la construction parallèle d’instru- ments d’autorité politique caractérise l’ensemble de l’œuvre d’Alberdi. Une Constitution provisoire : liberté et autorité dans la république possible2 Dans les Bases, de 1852, Alberdi explique le pragmatisme avec lequel il appréhende la rédaction d’un modèle Constitutionnel pour l’organisation de l’Argentine après la chute de Rosas. Cette Constitution « provisoire » doit répondre aux exigences du moment sans nécessai- rement incarner de modèle universel. Comme un architecte participant à l’« œuvre interminable » de la construction politique, il peut installer les échafaudages d’une certaine façon aujourd’hui, et les déplacer de- main selon les besoins du contexte. Cette approche pragmatique est difficilement compatible avec l’idée conservatrice d’une « Constitu- tion historique » en tant qu’accumulation d’une sagesse transcendant le raisonnement politique circonstanciel3. 2 Pour différents points de vue sur la configuration de la pensée politique d’Alberdi, voir Natalio Botana, La tradición republicana. Alberdi, Sarmiento y las ideas políticas de su tiempo, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1984 ; Oscar Terán, Alberdi póstumo, Bue- nos Aires, Puntosur editores, 1988, et Escritos de Juan Bautista Alberdi. El redactor de la ley. Présentation et sélection de textes d’Oscar Terán, Bernal, Universidad Nacional de Quilmes, 1996 ; Tulio Halperín Donghi, « Una Nación para el desierto argentino », in Proyecto y Construcción de una nación (Argentina 1846-1880), compilación prólogo y cronología, Buenos Aires, Biblioteca Ayacucho (ANNÉE) ; Ezequiel Gallo, « Libera- lismo, centralismo y federalismo: Alberdi y Alem en el 80 », in E. Gallo, Vida, Libertad, Propiedad. Reflexiones sobre el liberalismo clásico y la historia Buenos Aires: Editorial de la Universidad de Tres de Febrero, 2008, Jorge Mayer, Alberdi y su tiempo, Buenos Aires, Eudeba, 1963 ; Jeremy Adelman, « Between Order and Liberty. Juan Bautista Al- berdi and the Intellectual Origins of Argentine Constitutionalism », Latin American Re- search Review, vol. 42, n° 2, juin 2007 ; Gabriel Negretto et José Antonio Aguilar-Rivera, « Rethinking the Legacy of the Liberal State in Latin America, The cases of Argentina 1853-1916 and Mexico 1857-1910 », Journal of Latin American Studies, 32 : 2, 2000 ; Roberto Gargarella, Los fundamentos legales de la desigualdad. El constitucionalismo en América (1776-1860) Buenos Aires, Siglo XXI, 2005. 3 Cf. J.G.A. Pocock, « Burke and the Ancient Constitution: A Problem in the History of 225 La Constitution est le programme d’une nouvelle politique destinée à favoriser l’industrie, le peuplement et l’introduction de nouvelles ha- bitudes de travail et de comportement civique afin de remplacer les en- thousiasmes guerriers et archaïques des dernières décennies. Les immi- grants européens sont appelés à peupler et à transformer matériellement et culturellement le territoire argentin. L’esprit de cette Constitution est de leur offrir un cadre de liberté civile et des garanties susceptibles de les attirer. Alberdi appelle, dans Sistema económico y rentístico de la Confederación Argentina, de 1854, à abolir radicalement tout héritage législatif colonial afin de le remplacer par de nouvelles lois plus adap- tées à l’esprit de la nouvelle Constitution, ce qui dénote une vision très peu conservatrice4. Toutes ces transformations matérielles et culturelles ne peuvent ce- pendant remplir leurs fonctions qu’à condition que le cadre institution- nel instable engendré par des décennies de guerre civile et d’insurrection ne disparaisse. La construction d’une autorité nationale forte est la con- dition nécessaire pour mettre fin au « Moyen Âge » ou « féodalisme » des caudillos qui fait obstacle au progrès. Quelle forme institutionnelle doit prendre cette autorité nationale ? « Le bel exemple du Brésil », affirme Alberdi, n’est pas viable au Río de la Plata, où il est impossible de songer à une monarchie pour garantir la stabilité institutionnelle. L’exemple le plus proche est à l’époque le Chili, sa république « por- talienne » et sa Constitution de 1833. Le régime politique établi par Diego Portales incarne, selon Alberdi, les paroles attribuées à Simon Bolívar : les États de l’Amérique hispanique ont besoin de dirigeants appelés présidents mais ayant le pouvoir des rois. La concentration des pouvoirs dans l’exécutif national selon le modèle par la Constitution chilienne permet de préserver, dans le nouveau cadre républicain, l’or- dre et la stabilité du principe monarchique. Ideas », in J.G.A. Pocock, Politics, Language & Time. Essays on Political Thought and History, The University of Chicago Press, 1989. Pour le cas de l’Amérique, voir José Carlos Chiaramonte, « The ‘Ancient Constitution’ after Independence (1808-1852) », His- panic American Historical Review, 90:3, 2010. 4 Juan Bautista Alberdi, Sistema Económico y Rentístico de la Confederación Argentina según su Constitución de 1853, 1854 : « La Constitution est en quelque sorte une grande loi dérogatoire [...] Pour parfaire l’organisation de notre liberté économique, il est impéra- tif de détruire notre organisation coloniale. » 226 Ce choix ne se fonde pas seulement sur les exigences de transforma- tion matérielle du pays, il s’agit aussi de la reconnaissance de l’héritage historique du passé colonial et de la dictature de Rosas ; Alberdi le dé- crit comme l’articulation de « la tradition du passé » et de « la chaîne de la vie moderne ». Nous pouvons ici trouver une trace du penchant conservateur de la pensée d’Alberdi : « La république ne peut prendre d’autres formes quand elle succède directement à la monarchie ; le nouveau régime doit nécessairement contenir quelques éléments de l’ancien ; on ne peut passer directement d’un âge du peuple à l’autre.5 » C’est donc dans l’exemple chilien que se forge la première appro- che conservatrice selon laquelle le maintien de l’ordre est fondé sur la continuité historique des modes de concentration de l’autorité, dans un mouvement allant d’une monarchie dépassée par les circonstances historiques aux nouvelles formes de république constitutionnelle. Les personnages qui inspirent Alberdi sur ce versant conservateur au milieu du XIXe siècle sont Mariano Egaña et le général Bulnes, et non pas Bonald et De Maistre6. L’idée selon laquelle la loi est le produit de l’évolution historique de la société est présente dans l’œuvre d’Alberdi dès ses débuts, lorsqu’il est sous l’influence de l’école du droit allemand dirigée par Savigny, à travers sa lecture de Lerminier. Dans Fragmento Preliminar al Estudio del Derecho (1837), Alberdi reconnaît : « J’ai ouvert Lerminier et ses pages brûlantes ont transformé ma pensée comme le livre de Savigny transforma les siennes. Je ne conçois plus le droit comme une suite de lois écrites. J’ai découvert qu’il s’agissait de la loi morale du développe- ment harmonieux des êtres sociaux, la Constitution même de la société... » Cependant, Alberdi est aussi l’héritier de la génération révolution- naire et il n’est pas question pour lui de se contenter du résultat de 5 Alberdi, Bases y puntos de partida para la organización política de la República Argen- tina, 1852, chap. XII. Dans ce texte, sa réflexion s’achève avec un dernier regard sur la France : « La République française, rejeton de la monarchie, se uploads/Politique/ alberdi.pdf

  • 34
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager