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http://www.asmp.fr - Académie des Sciences morales et politiques. Document mis en ligne le 29 mai 2006 Aux origines religieuses de mai 68 Essai de Alain Besançon, Membre de l’Institut à propos de l’ouvrage de Yves Congar, Journal d’un théologien, 1946-1956, Cerf, 2001, 462p. La principale difficulté qu’oppose à l’intelligence le phénomène “mai 68” est la discordance entre le logos de ce mouvement et son pathos, ou, pour le dire simplement, entre le discours des acteurs et ce qu’ils sentaient ou voulaient vraiment. Le langage des soixante- huitards français a été principalement celui du communisme, de l’hypercommunisme plutôt, sans les déguisements patriotiques, réformistes et autres qu’impose la vie politique réelle d’un grand parti. Un langage donc gauchiste, anarchiste, anarcho-syndicaliste, mêlé d’esthétisme dans le milieu étudiant et intellectuel. Le slogan révolutionnaire cherche à mettre de son côté l’invention verbale, une poésie du jeu de mot entre surréalisme et anarchisme dont le modèle avait été diffusé par le poète national d’alors, le Béranger de cette génération, le champion de toutes les facilités et de toutes les démagogies, Prévert. Un débagouli logorrhéique contre le bourgeois, le flic, le curé, mélangé de marxisme révolutionnaire, de freudisme libertaire, fit donc le fond de la “prise de parole” soixante-huitarde. Cependant les soixante-huitards voulaient dire autre chose et n’y arrivaient pas. Leur verbomanie compensait cette impuissance. Cet écart entre l’intention profonde et son expression a fait la part belle aux explications psychanalytiques qui fleurirent aussitôt. Elles butèrent rapidement sur leurs limites intrinsèques (complexe d’Œdipe, révolte contre le père... ). Elles eurent le mérite de souligner la part d’inconscient dans ces événements, inconscient auquel nous ne sommes pas tenus d’accorder un statut freudien. Une autre conséquence de cet écart est d’annuler la valeur documentaire de la presque totalité de la littérature produite autour de 1968 par les acteurs du mouvement. Si on veut le comprendre, il n’y a pas grand chose à en tirer. Les quelques livres pertinents ont été écrits par des auteurs extérieurs et hostiles. Les deux meilleurs à ma connaissance sont La Révolution introuvable d’Aron et le Journal d’un contre- révolutionnaire de Rawicz. Le premier, dans un ton supérieur et une langue magnifique, offre une formidable analyse politique de la situation universitaire, du dispositif de politique intérieure et extérieure de la France : il décrit le cadre qui a donné à l’explosion sa couleur et sa température particulière, mais il ne précise pas la nature de l’explosif. Le second est rempli d’étonnement, de mépris, de désespoir. Piotr Rawicz était un immigré de fraîche date de la Pologne communiste. On devine son état d’esprit. Il se suicida peu après. Cependant le “mystère” 68 reste entier. L’effet le plus patent de 68 est la chute de l’autorité, plus précisément de l’autorité qui s’exerce de personne à personne : celle du professeur sur l’élève, du patron sur l’employé, de l’évêque sur le prêtre, du mari sur la femme, du père sur l’enfant etc. http://www.asmp.fr - Académie des Sciences morales et politiques. 2 Le phénomène a été analysé comme une extension brutale de la démocratie. La révolution américaine et française avaient institué la démocratie dans l’ordre politique seulement : le citoyen n’obéit qu’à lui-même, à la loi qu’il s’est donné par la médiation de son représentant. Cantonnée pendant un siècle et demi dans l’ordre politique, la démocratie désormais déborde et s’étend à toutes les relations qui structuraient la société par le principe subsistant d’autorité. 68 peut donc se référer à 87 ou 89, comme un vaste mouvement en avant de la même révolution. Les deux étapes de cette révolution, ou, si l’on veut, les deux révolutions ont probablement la même importance et déroulent à l’infini leurs conséquences. Le fait a été masqué parce qu’on s’était habitué à mettre en couple 1789 et 1917. La révolution d’octobre, en effet, prétendait avoir effectué le nouveau pas en avant décisif, dont la promesse avait été faite en 1794. On sait maintenant qu’il n’en est rien. Elle n’a pas été un mouvement dans la société, mais une suspension temporaire (70 ans !) de toute société. En revanche 89 et 68 sont un vrai couple, l’extension logique l’un de l’autre. Il est remarquable que la deuxième révolution a commencé et a porté ses plus grands effets dans les deux pays qui avaient initié la première, l’Amérique et la France, et dans le même ordre chronologique. Et de même que la révolution française avait pris une autre allure et un autre style que l’américaine, de même le style de 68 a été différent dans chacune de ces deux nations : plus violent, plus idéologique en France et laissant des déséquilibres impossibles à guérir, plus moral aux États-Unis, qui a paisiblement adapté aux nouvelles normes son système légal, lequel, à la différence de la France, garde toute son autorité. Le changement des mœurs a été immense. Même là où subsistent des corps hiérarchiques, il a fallu prendre des précautions. L’Eglise n’ose plus excommunier, le colonel donne ses ordres sur un ton moins tranchant, dans l’entreprise, il n’y a plus de patrons ni d’employés, seulement des collaborateurs, que ne dirige plus le chef du personnel, mais dont prend soin le Directeur, mieux, le Gestionnaire des ressources humaines. Nous aussi pouvons dire, comme Lamartine, que nous avons passé “le tropique orageux d’une autre humanité”. Nous le mesurons mal, parce que la littérature, qui devrait nous y aider, a peine à en rendre compte. En Amérique, des auteurs comme Updike l’ont réussi une vingtaine d’années après l’événement. En France il a fallu attendre les toutes dernières saisons. Après tout Balzac et Stendhal avaient attendu 1830. L’affaiblissement de l’autorité porte essentiellement sur toutes les relations qui pouvaient être considérées comme la métaphore ou l’analogie de la relation père/enfant. C’est pourquoi les psychanalystes y trouvaient une aussi riche matière à leurs interprétations. Cette métaphore ou cette analogie structure les textes sacrés de notre civilisation. C’est pourquoi il vaut la peine d’aborder le phénomène 68 non seulement sous l’angle politique, mais sous l’angle religieux. Le soixante-huitisme n’a pas touché le monde des religions orientales. Il n’a pas touché non plus l’Islam, où la soumission à Dieu ne fait pas de celui-ci un père. Le nommer tel est pour le musulman orthodoxe un anthropomorphisme qui touche au sacrilège. Il a en revanche touché le monde juif et chrétien, où Dieu a la paternité comme premier attribut et de qui, affirme saint Paul, procède toute paternité. Le Père céleste est le seul père dont ce ne soit pas une qualité secondaire et passagère, mais la qualité fondamentale, si bien que toute autre paternité que la sienne, qu’elle soit physique, spirituelle, sociale n’est, en théologie biblique, qu’une image plus ou moins approchée de la sienne. http://www.asmp.fr - Académie des Sciences morales et politiques. 3 Comme on sait, le mouvement a commencé aux États-Unis plusieurs années avant 68. Il avait pris tout de suite une couleur de protestation morale et religieuse. Les révolutions américaines tiennent le milieu entre la révolution anglaise qui tout entière s’est exprimée en langage religieux, et la révolution française, d’expression philosophique et politique. Le point de départ a été la réparation d’une injustice faite aux Noirs, et s’est développé ensuite par une contestation morale de la légitimité de la guerre au Viet Nam, puis par celle d’un certain nombre de règles jusqu’ici normatives de la société. La ruine de l’autorité n’a pas eu des conséquences graves sur le niveau de piété générale de la religion démocratique américaine. D’abord, l’autorité était moins forte dans le protestantisme, où depuis longtemps la question de la vérité dogmatique n’était pas vraiment instituée comme l’origine et le fondement de l’autorité. La multiplicité des Églises, dont aucune ne revendiquait de magistère infaillible, a permis une réception souple et différenciée de ce revival plus moral que dogmatique. Les grandes dénominations qui avaient gardé une tradition théologique précise et ancienne ont souffert. Elles ont subi des pertes au profit de nouvelles Churches et de nouveaux Cults qui ont mieux profité du millénarisme confus du mouvement. Les femmes furent reçues aux mêmes ministères que les hommes, et les homosexuels dans la foulée. So what ? Ce reshuffling des dénominations n’a pas bouleversé le tableau religieux des États-Unis. L’Eglise catholique américaine, elle, a été plus ébranlée. Elle a cessé de progresser. Au Canada français, elle s’est presque volatilisée. En Europe, la première grande institution qui a été touchée par la perte en son sein de l’autorité, a été l’Eglise catholique romaine. La crise a couvé dans le concile de Vatican II pour éclater à son lendemain, à partir donc de 1964-65. Le but du concile avait été de procéder à “l’aggiornimento” rendu nécessaire par la nouvelle situation historique issue de la guerre ; de permettre aux tensions intra-ecclésiales de s’exprimer, de les canaliser, de prévenir et de guérir un malaise dangereux. Cela fut fait sur le papier. Les documents issus du concile demeurent dans la foi catholique, ou marquent un développement homogène de cette même foi. Sur un point seulement le concile apportait un infléchissement sérieux. Jusqu’à alors l’Eglise romaine avait jugé que uploads/Politique/ aux-origines-religieuses-de-mai-68.pdf

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