La parrhèsia : le courage de la révolte et de la vérité. La philosophie, disait
La parrhèsia : le courage de la révolte et de la vérité. La philosophie, disait Foucault, n’est pas la science qui s’interroge sur ce qui est vrai et ce qui est faux, mais sur ce qui fait que les choses soient considérées comme vraies ou fausses. C’est à dire - ajoutait-il - que la philosophie est la forme de pensée qui s’interroge sur ce qui permet aux sujets d’avoir accès à la vérité, sur les jeux de vérité. “Vérité” était un mot que Foucault employait souvent au pluriel, car il savait très bien qu’il y a des “régimes de vérité” différents qui coexistent dans la société, et que cela advient à cause d’une certaine cartographie, d’une certaine distribution des savoirs et des pouvoirs; et qu’il y a aussi une vérité qui parle fort dans l’histoire et une autre qui reste enveloppée par le silence, une histoire racontée et une histoire restée muette. D’ailleurs ce silence de l’histoire, dont Foucault se fait l’archéologue, n’est pas que le résultat d’une oppression, ou le piétinement d’une vérité, mais il est aussi l’indicible, le dehors, le sens qui excède la rareté des énoncés. “Oui - disait Foucault - j’aimerais bien faire l’histoire des vaincus. C’est un beau rêve que beaucoup partagent : donner enfin la parole à ceux qui n’ont pu la prendre jusqu’à présent, à ceux qui ont été contraints au silence par l’histoire, par la violence de l’histoire, par tous les systèmes de violence et d’exploitation. Oui. Mais (...) ceux qui ont été vaincus (...) sont ceux à qui par définition on a retiré la parole ! Et si cependant, ils parlaient, ils ne parleraient pas leur propre langue. On leur a imposé une langue étrangère. Ils ne sont pas muets”1. Cette langue étrangère est la langue du pouvoir, la langue du “témoignage” juridique, de la “confession”, où le sujet parlant est appelé à dire la vérité sur lui-même, à se faire objet et sujet de sa parole de vérité. Sans cette rencontre avec le pouvoir qui objective, subjective et identifie, qui cloue à une identité ses sujets, ce silence demeurerait intact, surface uniforme et homogène, tabula rasa pour écrire l’histoire de vainqueurs. “Les paroles brèves et stridentes qui vont et viennent entre le pouvoir et les existences les plus inessentielles, - écrit Foucault - c’est là sans doute pour celles-ci le seul monument qu’on leur ait accordé; c’est ce qui leur donne, pour traverser le temps, le peu d’éclat, le bref éclair qui les porte jusqu’à nous”2. 1 DE III, La torture, c’est la raison, p.390-391 2 DE III, La vie des hommes infâmes, p.241 1 Mais au fond dans cette position, dans cette attitude théorique de celui qui prête l’oreille au pouvoir pour saisir dans son discours quelque fragment de la “légende des hommes obscurs”3, il y avait “toujours la même incapacité à franchir la ligne (...) à écouter et à faire entendre le langage qui vient d’ailleurs ou d’en bas; toujours le même choix, du côté du pouvoir, de ce qu’il dit ou fait dire”4. Dans l’introduction à L ’usage des plaisirs Foucault semble revenir sur cette impasse théorico-pratique : le projet de son Histoire de la sexualité impliquait qu’on s’affranchisse du schéma de pensée qui interroge la forme générale de l’interdit pour écrire l’histoire, et qu’on s’occupe de la manière dans laquelle se constitue une expérience “si on entend par expérience la corrélation, dans une culture, entre domaines de savoir, types de normativité et formes de subjectivité”5. La question centrale devenait donc celle des processus de subjectivation : comment un sujet en vient-il à faire l’expérience de soi-même? Comment les sujets reconnaissent-ils la vérité sur soi? Comment se constitue-t-on comme sujet? La première réponse que Foucault avait fournie a ces questions esquissait la subjectivation comme un processus réactif, de résistance au pouvoir. D’ailleurs le refus de l’hypothèse répressive repose sur l’idée que tout exercice de pouvoir produit une résistance, agit dans une marge où le renversement des rapports de force est toujours possible. Etant par nature constituant, le sujet, dès qu’il se pose, il s’oppose au pouvoir, d’un côté en affirmant “le droit à la différence” chez les sujets, soit “tout ce qui peut rendre les individus véritablement individuels”, de l’autre en s’attaquant “à tout ce qui peut isoler l’individu, le couper des autres, scinder de la vie communautaire, contraindre l’individu à se replier sur lui-même et l’attacher à son identité propre”6. Foucault écrivait qu’ “il y a deux sens au mot <<sujet>> : sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas ce mot suggère une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit”7. Mais il y a aussi une “troisième voie” de la subjectivité qui n’est ni une pure réaction au pouvoir, ni un pur repli sur soi, il y a le “passage au dehors”. L’expérience du dehors est “la percée vers un langage d’où le sujet est exclu, la mise au jour d’une incompatibilité peut-être sans recours entre l’apparition du langage en son être et la conscience 3 Ibidem 4 Ibidem 5 L’usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, p.10 6 DE IV, Le sujet et le pouvoir, p.227 7Ibidem 2 de soi en son identité”8. Dans cette béance où le sujet est attiré par une sorte de négligence, réside une espèce de liberté nue et dépouillée, qui dans un libre jeu noue la vérité, le pouvoir et le soi. Il y a une expérience du dehors qui n’est pas de l’ordre de la conscience, “du corps, de l’espace, des limites du vouloir, de la présence ineffaçable d’autrui”9, qui ne peut pas être dite par le langage réflexif sans être rapatriée, ni racontée par le registre de la fiction qui narre trop souvent un dehors imaginaire tissant “à nouveau la vieille trame de l’intériorité”10. La subjectivité qui émerge, tout en se dérobant, dans l’expérience du dehors, est animée par un mouvement de subjectivation qui est de l’ordre de la déprise, par une sorte de plissement de la dimension intérieure. “Le dehors - écrit Deleuze - n’est pas une limite figée, mais une matière mouvante animée de mouvement péristaltiques, de plis et plissements qui constituent un dedans : non pas autre chose que le dehors, mais exactement le dedans du dehors.”11 Le thème du dehors, présent, selon Deleuze, tout au long de l’oeuvre de Foucault, trouve son expression pleine à la fin seulement, dans les travaux sur la Grèce antique. La polysémie du terme “gouverner” et les pratiques de soi pour atteindre la maîtrise - qui est un gouvernement de soi et des autres - ouvrent un espace de liberté où les attributs individuels, les particularités accidentelles qui se cristallisent autour du dehors, doivent être “désapprises” pour accroître la force du sujet. Deleuze écrit que “c’est comme si les rapports du dehors se pliaient, se courbaient pour faire une doublure, et laisser surgir un rapport à soi, constituer un dedans qui se creuse et se développe suivant une dimension propre : <<l’enkrateia>>, le rapport à soi comme maîtrise, <<est un pouvoir qu’on exerce sur soi-même dans le pouvoir qu’on exerce sur les autres>> (comment pourrait-on prétendre gouverner les autres si l’on ne se gouvernait soi-même ?), au point que le rapport à soi devient <<principe de régulation interne>> par rapport aux pouvoirs constituants de la politique, de la famille, de l’éloquence et des jeux, de la vertu même”12. Là où “les règles obligatoires du pouvoir se doublent des règles facultatives de l’homme libre qui l’exerce”13, le sujet se donne comme le produit toujours constituant d’une subjectivation. “L’idée 8 DE I, La pensée du dehors, p.520 9 Op. cit., p.523 10 Ibidem 11 G. Deleuze, Foucault, Les Editions de Minuit, Paris, 1986, p.103-104 12 Op. cit., p.107 13 Op. cit., p.108 3 fondamentale de Foucault, - écrit Deleuze - c’est celle d’une dimension de la subjectivité qui dérive du pouvoir et du savoir, mais qui n’en dépend pas”14et cela correspond à une sorte de subjectivité métamorphique, qui pour déployer sa force se déprend de toute identité imposée par le régime de vérité courant, et revient à l’expérience extatique d’une vérité purement extérieure. Ce qui nous intéresse dans la notion de dehors est que la subjectivité y fait figure d’une sorte de “chambre centrale vide”15. Le sujet est ici conçu comme un espace creux, ouvert à la visitation de la vérité, sous la forme de rêves ou d’événements réels, mais il n’est pas un soi qui coïncide avec et se réduit à la vérité qu’il énonce. L’autos, le soi à qui l’obligation de l’aveu et les pratiques judiciaires imposent sa totale mise en discours, se trouve toujours dans une position paradoxale, car on lui demande d’être sujet et objet à la fois de son discours de vérité, on prétend de lui une cohérence close qui contraste avec l’ouverture constitutive de la subjectivité. Agamben écrit au sujet des témoignages sur Auschwitz que “le vivant qui s’est rendu absolument présent à soi uploads/Politique/ la-parrhesia.pdf
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- Publié le Oct 25, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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