Il y avait déjà, entre Althusser et nous, un contentieux politique. Notre quere
Il y avait déjà, entre Althusser et nous, un contentieux politique. Notre querelle avec le parti n’était pas la même. Nous étions déjà ré- solument antistaliniens. Nous considérions que l’Union soviétique avait connu une contre- révolution bureaucratique et n’était plus ré- formable d’un point de vue communiste. Nous n’avions plus guère d’illusions sur un éven- tuel redressement ou une autoréforme du parti. Mais comment penser cette rupture? Althusser apparaissant de plus en plus comme la référence et l’inspirateur d’un maoïsme dogmatique naissant, nous devions chercher ailleurs les appuis et les munitions permettant de résister à ce puissant vent d’Est. À Toulouse, les cours de Gérard Granel exerçaient une indiscutable séduction. Pour le reste, notre hétérodoxie fit flèche de tout bois : les recher ches de Félix Guattari et de ses disciples de l’hôpital de Laborde, des réfé- rences sartriennes, les traductions, encore rares, de Marcuse, de Korsch, de Lukacs, ou celles, encore clandestines, de Wilhelm Reich. Nous cherchions chez Lucien Goldman des ar- guments contre les dérives d’un marxisme po- sitiviste. À l’historiographie orthodoxe de la Révolution française, nous préférions celle de Daniel Guérin. Sans oublier Henri Lefebvre, dont la curiosité paraissait toutefois fort éclec- tique et d’une prolixité suspecte par rapport à l’ascèse scientifique et au laconisme théo- rique des maîtres de la rue d’Ulm. L’autre point d’appui, contrastant avec le penchant philosophique et esthétique dominant du «marxisme occidental», fut la culture écono- mique et la connaissance d’un autre Marx, auxquels les articles et les livres d’Ernest Man- del nous donnaient accès. Dans un hoquet d’une histoire, l’heure était donc à la rhétorique structurale. Au-delà de l’intérêt des recherches disciplinaires en lin- sollicitations et aux interpellations? Comment enfin établir un lien dans cette suite d’essais et d’erreurs sans entrer dans les circonstances non seulement de la biographie intellectuelle, mais de la biographie tout court, puisque les «pièces du dossier universitaire» ne sont guère dissociables en ce cas du dossier militant, et puisque la méthodologie requise apparaît subordonnée à un engagement bien peu mé- thodique, soumis aux aléas des rencontres, des défis, et des bifurcations. I. Le trou dans la structure Mes années de classe préparatoire, 1964-1966, furent des années de définition politique et intellectuelle. Les prépas littéraires du lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse n’avaient pas grand-chose à voir avec les grandes écuries à concours parisiennes. C’étaient des prépas à ambition limitée. Nous nous nourrissions des miettes du festin parisien. Pour Marx et Lire le Capital nous arrivèrent comme des événe- ments considérables. Ces livres semblaient pouvoir combler un grand vide théorique en haussant le marxisme au rang d’une science qui imposerait le respect à nos pairs. Nous étions fascinés par la majesté de cette science qui nous offrait «le continent histoire» et perplexes cependant à l’idée qu’une telle connaissance ne fût «pas plus historique que celle du sucre n’est sucrée». L’effort pour rame - ner l’histoire sous la structure semblait rendre la révolution impensable, sinon improbable: «L’intelligence du passage d’un mode de pro- duction à un autre ne peut jamais appa raître comme un hiatus irrationnel entre deux pé- riodes qui sont soumises au fonctionnement d’une structure. La transition ne peut être un moment, si bref soit-il de déstructuration. Elle est elle-même un mouvement soumis à une structure qu’il faut découvrir 1/.» Daniel Bensaïd Mémoire d’habilitation Une lente impatience La politique, les résistances, l’événement Sommaire Présentation I. Le trou dans la structure II. Héritage sans mode d’emploi III. «Marx & fils» IV. Critique de la raison messianique V. La vocation politique Prospective: Avant le seuil Présentation La notice d’inscription à une soutenance d’ha- bilitation spécifie que le dossier doit «fournir une synthèse de quelques dizaines de pages qui devrait faire apparaître nettement d’une part le parcours scientifique du candidat, sa méthodologie et la cohérence des différentes pièces du dossier, d’autre part les prolonge- ments possibles de ses recherches». Ma vie, mon œuvre, en somme ? Toujours prématuré, cet exercice d’autobiographie in- tellectuelle postule la «cohérence» d’un par- cours universitaire identifié définissant un programme de recherche suivi avec persévé- rance. Ayant résolu tardivement de me soumettre à cette épreuve, je me suis demandé comment en jouer le jeu sans introduire a posteriori un ordre artificiel dans le désordre des curiosi- tés, des passions, et des tâtonnements? Quelle unité donner à un itinéraire, plein de fausses pistes et de rebroussements, qui doit tant aux 1 1/ Étienne Balibar, Lire le Capital, Paris, Maspero, 1965. de Waterloo pour Fabrice. Le vent d’Est de la «Grande révolution culturelle prolétarienne» soufflait en rafales. Il fallait la poigne du grand timonier pour tenir la barre et son grand soleil rouge irradiait le front des catéchumènes nor- maliens. Il ne manquait plus que le petit livre rouge de prières. Il arriva en masse à l’au- tomne 1966. L’esprit de corps et de secte qui règne dans la retraite conventuelle des Écoles normales était propice à la nouvelle liturgie. De la rue d’Ulm soufflaient les esprits. Pour ma part, les marques étaient prises et les choix étaient faits avant de subir l’épreuve de la capitale. L’engagement politique l’empor- tait sur les prudences théoriques. 1966-1968, ce furent les années Saint-Cloud et Nanterre. Je ne les ai pas vues passer, occupé à découvrir Pa- ris, à nouer de nouvelles amitiés, à faire mon apprentissage. Je n’ai pas bien compris la chance que représentaient les cours de Desanti sur les idéalités mathématiques, de Philonenko sur la philosophie allemande, ou les confé- rences de Pontalis et de Nicolas Ruwet. À la rentrée 1967, ma licence expédiée, je dus m’inscrire en maîtrise. Tout naturelle- ment, je me suis adressé à Henri Lefebvre pour lui proposer un travail sur «La notion de crise révolutionnaire chez Lénine». Un tel inti tulé n’apparaissait pas à l’époque philoso- phiquement incorrect, du moins à Nanterre et avec Lefebvre. Il avait lui-même publié un li- vre sur la pensée de Lénine et Althusser ve- nait de prononcer en Sorbonne sa conférence iconoclaste sur Lénine et la philosophie. Va donc pour Lénine et la crise. Muni des Œu- vres complètes aux éditions de Moscou, je leur ai consacré pendant l’année 67-68 le temps que me laissait le militantisme sur le cam- pus de Nanterre. Je ne sais plus très bien de ce qui m’a conduit à choisir ce sujet. Je n’ai jamais relu de- méthodologique fondamentale d’Althusser est de rester à l’intérieur de la forme et des ques- tions formelles, en procédant à une formalisa- tion sans avoir élucidé la forme et son rapport au contenu». Cette élision des possibles ren- dait théoriquement possible une apologétique structurale de l’ordre établi, à commencer par la célébration de l’ordre bureaucratique au sein même du parti. Ce formalisme du vide ne laissait en effet guère de place au dérègle- ment et au conflit. La scientificité proclamée refoulait l’historicité. Érigée en programme, la «déshistoricisation» devenait une dépoliti- sation : « Avec l’historicité tombent et la re- cherche du sens, et la contradiction dialec- tique, et le tragique. On dédramatise 3/. » L’ordre de la reproduction capitaliste et son double bureaucratique devenaient ainsi l’hori - zon indépassable de notre temps. Au lieu de « parler de quelque chose », ce structuralisme (dont Althusser s’est farouche- ment défendu) se contentait donc de «discou- rir sur le discours»: «Dans tous les domaines, de tous les côtés, on tente un métalangage». La pensée marxiste tendait ainsi vers son degré zéro, réduite à un marxisme «gelé, dépouillé de capacité critique, de style et de passion», à «un squelette qui pourrait préparer de nou- veaux dogmatismes». Poussant cette lucidité à ses extrêmes limites, Lefebvre allait jusqu’à reprocher perfidement à Althusser son manque de sensualité: Éros contre Thanatos. Il reste que l’inertie de la structure justifiait un curieux compromis entre la critique théo- rique et l’accommodement politique. Débarquer à Saint-Cloud en septem- bre 1966, c’était plonger dans un tourbillon gri- sant et périlleux. Cloutard et non Ulmard, Nan- terrois et non Sorbonnard, il y avait de quoi se sentir « petit chose» au cœur d’une mêlée politico-théorique aussi confuse que la bataille guistique, en anthropologie ou en psychana- lyse, sous couvert d’une «coupure épistémolo- gique» radicale avec l’enfer des idéologies, ce discours remplissait plusieurs fonctions. Sa prétention à faire science conférait un statut éminent aux petits maîtres du savoir, en même temps qu’il leur promettait la respectabilité académique. Il permettait ainsi de concilier un projet subversif déclaré avec l’héritage posi - tiviste dominant les sciences humaines dans l’université française. Dans un essai de 1971, Henri Lefebvre de- vait caractériser « l’idéologie structuraliste » comme «une idéologie de pouvoir», et comme «la naissance d’une idéologie sous couvert de lutte contre l’idéologie 2/ ». Elle a permis au courant maoïste de concilier une révolte géné- rationnelle anti-hiérarchique (identifiée à une Révolution culturelle chinoise idéalisée) avec un solide appétit de puissance. Les deux termes restaient cependant contradictoires sur le fond et le maoïsme français n’a pas ré- sisté longtemps à cette contradiction. Le formalisme de «l’idéologie structuraliste» avait également pour conséquence un refou- lement des contenus. Althusser, écrivait Le- febvre, «fait le vide», «il uploads/Politique/ bensaid.pdf
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- Publié le Sep 06, 2022
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