Ce texte poursuit quatre objectifs: – observer la présence, la répétition et la

Ce texte poursuit quatre objectifs: – observer la présence, la répétition et la parenté d’éléments for- tement ritualisés, dans les pratiques d’extermination et de cruauté propres aux violences génocidaires au cours du XXème siècle ; poser la question de leur caractère sacrificiel, et, dès lors, de leur interpré- tation possible; – interroger la confusion des registres religieux et politique au plan lexical à ce sujet, et au contraire leur cloisonnement dans les approches anthropologiques, dommageable à une compréhension des traits sacrificiels à l’œuvre lors des violences génocidaires; – examiner le déni du politique et l’impensé du génocidaire dans la théorie de René Girard, malgré les notions de «crise sacrificiel- le», de «violence généralisée», et de violence «anéantissante» (qui plane dans La Violence et le sacré sur un mode eschatologique); – présenter les quelques textes critico-théoriques qui reformulent le lien du religieux et du politique, soit au prix d’un renversement de la théorie du sacré, intégralement ramené dans la sphère bio- politique (Giorgio Agamben, à la suite de Walter Benjamin) ; soit en articulant violence sacrificielle et violence génocidaire à pro- pos d’un épisode historique précis: le génocide arménien comme mode de formation de l’État-nation turc (Marc Nichanian, à la suite de Hagop Oshagan) ; soit au prix d’une transposition critique de la théorie de la victime émissaire dans le champ de la violence politique contemporaine (Bernard Lempert, à la suite de René Girard et contre sa théorie). * Qui cherche à comprendre l’évolution de la violence politique à la lumière des théories de la violence dont nous disposons, qu’elles soient apologétiques ou critiques, fait un passage obligé par l’an- thropologie religieuse de Bataille et Caillois, puis par la théorie du sacré de René Girard, qui présente la violence et sa ritualisation Violence sacrificielle et violence génocidaire C a t h e r i n e C o q u i o 193 Charley Toorop (détail) Quasimodo, n° 8 (« Corps en guerre. Imaginaires, idéologies, destructions. Tome 1 »), printemps 2006, Montpellier, p. 193-230 Texte disponible sur http://www.revue-quasimodo.org sacrificielle comme le fondement religieux de toute formation sociale et culturelle. Une telle enquête fait visiter d’autre part les productions de la philosophie politique, ainsi que celles qui en font la critique, pointant le défaut d’une théorie de la violence ou du conflit (On Violence de Hannah Arendt, La Mésentente de Jacques Rancière), pour examiner enfin celles, récentes, qui s’interrogent sur l’inauguration génocidaire par rapport aux violences d’État de type guerrier, colonial ou totalitaire1. Or, qui cherche à saisir la spécificité génocidaire est conduit, d’une part, à s’interroger sur certaines formes concrètes de ritualisation de la violence, mais aussi à constater l’absence presque totale d’articulation entre l’an- thropologie religieuse et l’anthopologie politique. Articulation qui s’impose ici, non seulement à cause des faits observables, mais en considération d’un point postulé dans certaines pratiques lexicales, et parfois formulé dans le registre philosophique : qu’on utilise un langage religieux pour la désigner, ou qu’on s’y refuse violem- ment, la destruction génocidaire est d’inspiration aussi métaphysi- que, comme la croyance qu’elle implique dans une substance hu- maine, dont tels ou tels groupes, par décret, feraient ou non partie. Mais cette articulation du politique et du religieux ne se fait pas dans le domaine anthropologique, sauf par intuitions individuelles et propositions ponctuelles 2. On est pourtant forcé de reconnaître à l’œuvre, dans les violen- ces de type génocidaire, des éléments diffus ou épars de ritualité, dont l’interprétation reste à faire dès lors que cette ritualité n’est pas régulatrice au sens où l’est le rite sacrificiel selon René Girard, c’est-à-dire non productrice d’un sens socialement fonctionnel. Ce qui relève de la violence organisée et de la cruauté politique, dans le génocide, pourrait se définir plutôt comme rite de dérégulation produit par une violence intégrale, production étatique réfléchie, et localement ritualisée, d’une anomie sociale spécifique. La lecture éprouvante des divers «livres noirs » et recueils de témoignages qui se sont succédés au cours du XXème siècle, et dont l’annexe ici donne un aperçu, montre combien la destruction des corps et des âmes s’accompagne, lors d’un génocide, d’une création réfléchie de la souffrance mortelle et d’un travail de formalisation symbolique particulier. On est frappé aussi par la nature répétitive et analogi- que de cette imagination du meurtre collectif, à travers les cultures singulières auxquelles ces pratiques font appel, chaque fois ancrées dans un espace-temps particulier : une histoire, une langue, une religion, une région – chacune étant souvent traversée d’un conflit ethnico-politique «réglé» par le tranchant génocidaire, qui le rend en fait insurmontable et définitif, le faisant ainsi changer de nature. Les extraits rassemblés dans l’annexe, issus de témoignages des génocides arménien, juif, cambodgien, bosniaque et rwandais, mon- trent le retour de plusieurs traits facilement observables: violence spéciale faite aux corps des enfants, des femmes et des vieillards, 195 Violence sacrificielle et violence génocidaire 1 – Tel est le parcours que j’ai tenté de mener de 2000 à 2002 dans mon séminaire «Théories de la violence » à Paris IV- Sorbonne, dans le cadre du centre «Littérature et savoirs à l’épreuve de la violence politique. Génocide et transmission». Sur les notions de violence totalitaire, guerrière, génocidaire, je renvoie aux travaux de Philippe Bouchereau, dans L’Intranquille (en particulier n° 2-3 et 4-5, 1994 et 1999); ainsi qu’à mon «Du malentendu », in Catherine Coquio (textes réunis par), Parler des camps, penser les génocides, Paris, Albin Michel, 1999 (où l’on trouvera, en annexe, une chronologie des définitions juridiques des crimes de masse), p.17-86. Sur la violence impérialiste, je renvoie au texte toujours essentiel de Pierre Clastres, «De l’ethnocide», in Recherches d’Anthropologie Politique, Paris, Le Seuil, 1980, p.47-57. 2 – Cf. Françoise Héritier (séminaire de), De la violence, 2 volumes, Paris, Odile Jacob, 1996 et 1999. Fredox c’est-à-dire des plus démunis, mais aussi des résistants, dissidents et lettrés, a priori les plus conscients et désireux de sens; dénuda- tion des corps destinée à leur violation, voire leur viol, mais aussi à éviter l’impureté des vêtements sales ou sanglants, quel que soit l’usage intéressé fait des vêtements propres; production d’une souf- france intime attaquant les liens de filiation et d’amour; mutilation significative du corps; utilisation d’éléments symboliques et rituels empruntés à la vie «normale» et détournés ou inversés, particuliè- rement les rites funéraires et les rites d’égorgement des animaux; usage paradoxal de traits de mixité ou d’hybridité culturelle en vue de l’unité finale à produire 3; spectacularisation de la mise à mort, avec appel dérisoire à l’art et au sport comme modèles ironiques. Que signifie cette créativité stylistique strictement négative ? Quel sens produit-elle ? Y a-t-il là quelque chose à comprendre, au-delà d’une manifestation nouvelle de la perversité humaine dans les «usages politiques de la cruauté» 4? Comment interpréter ce retour de formes symboliques là où la violence, pourtant, tend à devenir asymbolique au point de détruire le dispositif politique et sémantique qui avait déclenché le passage à l’acte ? L’appel au cliché d’une «régression » archaïque n’est bien sûr ici d’aucun recours, pas plus sans doute même que l’idée spéculative d’une dialectique de la modernité et de la «barbarie ». On peut avancer a priori trois hypothèses, qui, si elles désignent des réalités avérées, se complètent plus qu’elles ne s’excluent : 1. il s’agit d’assurer dans l’acte meurtrier lui-même, non seule- ment une organisation étatique rigoureuse, mais aussi des formes de cohésion communautaire chez les victimes et chez les bourreaux, ainsi radicalement séparés par les modalités du meurtre collectif, acharnées à détruire le lien humain, ainsi que toute forme de voisi- nage possible 5; 2. il s’agit, en faisant «expier » aux victimes un crime imaginaire, de produire un sens là où la violence intégrale et insensée ne peut se reconnaître ni s’assumer comme telle : les bourreaux feraient ainsi, au moment du crime, «l’équivalent» de ce que font les victimes qui en témoignent après; le crime de masse aurait besoin du sens comme moteur obligé d’une violence insensée; 3. il s’agit de jouer avec la réminiscence du rite sacrificiel, devenu souvenir culturel dans une collectivité invitée à se penser sur le modèle martyrologique et mythique en pleine modernité. La dérégulation rituelle serait alors un rite non pas archaïque mais proprement moderne, ou, pourrait-on dire – sachant que cette catégorie est elle-même mythique – «postmoderne » en son caractère mémoriel et ludique. On pourrait ici utiliser la théorie de Benvéniste, qui interprétait la structure du jeu comme résultat d’une décomposition mimétique du rite, déconnectée du système religieux sur lequel celui-ci reposait. Existant dans l’ordre du discours autant 196 3 – Voir en particulier en annexe le document n° 4 témoignant des exactions des Tchetniks. 4 – Véronique Nahoum-Grappe, «L’usage politique de la cruauté: l’épuration ethnique (ex-Yougoslavie, 1991-1995)», in Françoise Héritier (séminaire de), De la violence, volume1, op. cit., p.223-273. Voir également, dans ce recueil, le texte d’Étienne Balibar, «Violence: idéalité et cruauté», p. 55-87. 5 – Voir à ce sujet ce que Xavier Bougarel dit du «crime intime» comme forme de destruction acharnée à détruire la tradition de bon voisinage ethnique en Yougoslavie, uploads/Politique/ coquio-catherine-violence-sacrificielle-et-violence-genocidaire.pdf

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