De l’humilité des conseils en communication politique PIERRE ZEMOR COMMENTAIRE,

De l’humilité des conseils en communication politique PIERRE ZEMOR COMMENTAIRE, N° 133, PRINTEMPS 2011 1 François BAZIN : Le Sorcier de l’Élysée. L’histoire secrète de Jacques Pilhan (Plon, 2009, 429 pages.) F RANÇOIS Bazin, journaliste politique au Nouvel Observateur, a écrit un très beau livre consacré à Jacques Pilhan, qui a été le conseiller en communication de Fran- çois Mitterrand. L ’ouvrage est le résultat d’un travail fouillé. Le style est plaisant. Souvent l’écriture est complaisante, tant l’auteur est fasciné par le modèle qu’il peint. Il relate bien entendu comment, la notoriété de son savoir- faire ayant séduit Claude Chirac, Jacques Pilhan est intervenu auprès du successeur de François Mitterrand à l’Élysée, tout naturel- lement, sans souffrir d’une image mercenaire. Ce livre me procure l’occasion de m’expri- mer sur les conseillers en communication poli- tique, dont la pertinence des avis fluctue selon que doit prévaloir soit un faire-savoir publici- taire, soit la proximité politique et personnelle avec les acteurs. François Bazin, sans recouper les informa- tions qui étayent sa thèse, soutient que Pilhan a été, entre 1990 et 1993, le conseil en communication de Michel Rocard. Surtout, il donne à cette collaboration l’allure d’une exclusivité et paraît ignorer les diverses sources auxquelles le Premier ministre de l’époque aimait à puiser des avis. En faire un « client » de transition entre Mitterrand et Chirac serait mal connaître les raisons pour lesquelles quelques-uns des principaux colla- borateurs de Rocard ont cru bon de se rappro- cher de Jacques Pilhan et de le consulter. La relation qui s’établit entre un homme politique et son conseiller doit être authen- tique. On ne peut tirer des bénéfices de communication simplement d’actions publici- taires de notoriété, de quelques beaux coups médiatiques ou d’habiles conversations dans les dîners en ville. Apporter à bon escient des conseils, qui ont forcément à voir avec la stra- tégie, suppose, pour ne pas céder aux illu- sions, de soumettre les analyses sérieuses au crible d’une empathie quasi inconditionnelle. Avec François Mitterrand, Jacques Pilhan n’a rien d’un spin doctor. S’il réussit par sage habileté une alchimie qui prend en compte quantité d’ingrédients, il se garde bien de jouer à l’apprenti sorcier. Son attitude est tout autre vis-à-vis de Michel Rocard. Il l’incite à faire des paris risqués pour sa position établie, peu après Matignon, de candidat naturel du Parti socialiste (PS) pour l’élection présiden- tielle. La prise de contrôle du PS, comme la conduite de la liste pour les élections euro- péennes, sont de graves bévues stratégiques. Communiquer avec l’opinion relève pour Michel Rocard de la pédagogie (1) d’une lente délibération. Son regard sur les médias et les sondages (2) le prédispose peu aux « coups » et aux effets d’affichage. Étonner François Mitterrand est d’un intérêt tardif. Il est inévitable de ternir la mémoire des qualités de Jacques Pilhan si l’on considère les piètres résultats que Michel Rocard aura tirés de ses conseils en stratégie et en image. En réplique à cette observation, François Bazin se fait porte-parole des très sévères dénigrements de Pilhan à l’égard de son « client », sur ce mode assez trivial qu’ont les publicitaires pour justifier des échecs : ils (1) « Dire la complexité des choses et faire appel à la lucidité des gens », sur des affiches fin 1987. (2) Michel Rocard, Si ça vous amuse, chronique de mes faits et méfaits, Flammarion, 2010. décrètent mauvais le produit qu’ils n’ont pas pu lancer ni bien valoriser. Si Jacques Pilhan avait la finesse d’analyse des situations poli- tiques que François Bazin lui prête, il aurait dû refuser de compromettre ses talents dans une cause aussi perdue… Il a plutôt contri- bué à la perte du pari de Michel Rocard. Et ceci pour la raison essentielle que Jacques Pilhan a fait semblant de croire ou a cru possible qu’une bonne relation, voire une filiation, puisse enfin exister entre Rocard et Mitterrand. Première hypothèse, Pilhan faisait ainsi plaisir à ses commanditaires qui tenaient à montrer leur bonne volonté de « coller à l’Ély- sée », au point de partager avec le Président son conseiller en communication. À cette époque, j’ai fait remarquer, avec vivacité, qu’un bon professionnel ne pouvait sérieusement vivre deux empathies aussi anta- gonistes. Les opportunités tactiques devaient m’échapper… En avril 1993, mon point de vue a été écarté, que s’encombrer de gérer un Parti socialiste en grand désordre ne manque- rait pas de brouiller une image appréciée des Français, voire de faire ressurgir le verrou anti-Rocard pour la présidentielle. Il était pourtant évident que ni le style Rocard, ni la méthode Rocard – et la tentative avortée d’États généraux – n’étaient susceptibles de rénover le PS, replié sur des petits jeux de pouvoir. De même, la brillante assurance du scéna- rio de Jacques Pilhan a-t-elle balayé mon avis que Rocard, dans la posture du sage, devait laisser à la jeune génération la tête de la liste socialiste pour l’Europe. Dix mois avant cette élection, une note annonçait les obstacles probables que Rocard rencontrerait sur cette route : consultation défavorable aux grands partis, éventualité de « listes parasites », débat télévisé avec un second couteau qui n’aurait rien à perdre pour le déstabiliser… L ’autre hypothèse, que je retiens plutôt à la lecture du Sorcier de l’Elysée, me confirme que les professionnels de la publicité et du conseil – Jacques Séguéla, Jacques Pilhan ou mon ami Claude Marti également disparu – ont une irrésistible propension à se substituer aux acteurs. Ils s’estiment capables d’infléchir des orientations stratégiques. Ils n’ont pas eu d’iti- néraire politique ou n’ont pas connu les affres de la militance attachée à lentement faire bouger des opinions. Pour répondre à nos anxiétés, ils écrivent l’avenir comme un roman-photo et apportent le plaisir d’une belle histoire à laquelle la complexe réalité va se conformer. La séduction que le personnage de Pilhan exerce sur François Bazin nous prive d’une analyse plus profonde – que nous pouvions attendre du journaliste politique – sur les postures des conseils en communication poli- tique. L ’auteur ne tire aucun enseignement de la prétention de certains d’avoir prise sur les événements au point de changer le cours des choses. Pire, François Bazin nous dit avec une certaine délectation que Pilhan est un remar- quable façonnier et metteur en scène de la pièce politique qu’il a imaginée. Il redistribue les rôles avec une créativité allégrement libérée de tout cahier des charges trop encom- brant. Une fois Jean-Paul Huchon convaincu, Michel Rocard est appelé à s’inscrire dans un big bang, sorte de complot selon Bazin, destiné à sauver la gauche et la fin du règne de François Mitterrand de la décrépitude. Cette opération politicienne était pourtant insusceptible de répondre aux déceptions des opinions de gauche. Michel Rocard, en acceptant de renier une partie de sa philo- sophie politique, y perdait les chances qui lui restaient d’un retour sur le devant de la scène avec une certaine hauteur et avec l’image de celui qui a bien travaillé, mais dont l’élan a été stoppé, trop tôt et au détri- ment du pays. Le scénario échoue, avec l’aide de Mitterrand d’ailleurs, qui rechigne à tenir la place que Pilhan lui a précisément assignée sur la foi d’un assentiment qu’il aurait recueilli, probablement sur le mode « Si ça vous amuse »… Bazin relate alors que Rocard est « licencié » par Pilhan, « congédié » avec la même désinvolture qu’il avait été « convoqué ». Aux objections faites sur les risques d’emballements straté- giques conçus en privilégiant le coup de com’, Michel Rocard me reprochait qu’une fois de plus je refusais de « mettre les mains dans le cambouis ». Pour 1995, l’histoire du PS ne se répéterait pas. Quel intérêt avait-il de vidanger les voitures des autres ? La tentation démiurge habite le sorcier. Observateur pourtant bien placé, Jacques Pilhan semble avoir cru qu’il aurait la force de construire entre Mitterrand et Rocard cette passerelle que Claude Marti envisageait CRITIQUE DES IDÉES ET DES LIVRES 2 à portée de main à chaque fois qu’il sortait d’être reçu à l’Élysée. Pour ma part, dès 1976, lors d’un déjeuner en tête-à-tête avec Georges Dayan, intime de François Mitterrand, notre conviction commune était définitivement établie qu’il n’y aurait jamais de filiation entre ces deux personnalités, aussi étrangères l’une à l’autre. Michel Rocard veut croire à la loyauté des interventions de Pilhan auprès de lui, y compris jusqu’à l’exonérer d’une quelconque complicité dans l’opération – en grande partie de communication – de son remplacement par Edith Cresson. Il préfère reconnaître avoir été victime du « syndrome Chaban-Delmas », accusé de lèse-majesté présidentielle dans ses intentions de « nouvelle société ». En effet, Rocard a peu à peu fait taire ses différences. Il a refoulé le désir de gouverner autrement qui ressortait de son discours de politique générale devant les députés le 29 juin 1988. Lors d’une séance de video-training dans les sous-sols de Matignon, Michel Rocard répon- dait en bon élève au questionnement de l’ex- cellent journaliste qu’était Gilbert Denoyan. Je me suis insurgé de la uploads/Politique/ de-l-humilite-des-conseils-en-communication-politique-pierre-zemor.pdf

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