Collection RAISON DE PLUS –————————— Dirigée par Najat Vallaud-Belkacem Les val
Collection RAISON DE PLUS –————————— Dirigée par Najat Vallaud-Belkacem Les valeurs qui avaient guidé la construction des démocraties libérales sont remises en cause, les clivages politiques traditionnels disqualifiés, les débats encombrés d’idées bradées en une poignée de signes, d’opinions brandies comme des vérités et débitées dans une accélération frénétique… Dans ce contexte inédit et inquiétant, la collection « Raison de plus » réunit des intellectuels et des chercheurs qui ont décidé de partager leurs travaux et de prendre part aux batailles culturelles du progressisme. Cette collection entend se confronter aux grandes questions qui agitent le débat public. Contre les vents contraires de l’histoire, la pression des idées reçues et des idéologies avançant sous le masque d’un prétendu pragmatisme, « Raison de plus » décrypte, explique, argumente, reformule, propose et invente. Réconcilier le savant, le politique et le citoyen, faire le pari de la raison et de l’intelligence collective pour retrouver le chemin d’un progrès devenu si difficile à définir, telle est l’ambition de cette collection. À mon père (1928-2017) Introduction L’émergence d’un nouvel ordre social « Rappelez-vous tout simplement qu’entre les hommes il n’existe que deux relations : la logique ou la guerre. Demandez toujours des preuves, la preuve est la politesse élémentaire qu’on se doit. » Paul Valéry, Œuvres, tome 1, La Pochothèque, 2016, page 1069. Cet essai a été écrit entre « la lampe et la lumière », avant mes activités quotidiennes d’enseignant-chercheur, et sur un thème, les effets des politiques néolibérales, qui n’est pas habituellement le mien. Un essai donc, qui se voudrait la « pesée exigeante, l’examen attentif » et dont l’origine lointaine est un séjour de quelques années aux États-Unis. Mais ce qu’on donne à lire est d’abord le retour sur l’échec d’une génération élevée dans l’idée des progrès à venir et aujourd’hui confrontée à une crise politique, sociale et écologique. S’il y a consensus sur l’existence d’une crise, sa nature est plus controversée. Expliquer revient à distribuer l’ombre et la lumière, et d’abord à décider du centre de gravité, pour reprendre, assez librement, un terme clausewitzien. Je me range au nombre croissant de ceux pour qui la question principale est celle de la concentration des capitaux aux mains d’une élite de plus en plus étroite, produit et condition de l’émergence d’un nouvel ordre social et politique. Les inégalités constituent un bon point d’entrée pour décrire ces transformations, car elles affectent toutes les dimensions de la vie en société. La précarité et l’humiliation qui vont avec des conditions de travail dégradées et l’injustice ressentie devant la répartition de la charge fiscale sont tout aussi importantes que le revenu statistiquement mesuré. Une vision étroitement économiste des inégalités raterait la dimension morale de la crise, le mouvement des gilets jaunes en est la démonstration. Comment qualifier les politiques à l’origine de la montée des inégalités depuis une génération ? Le terme « néolibéral » s’est imposé à l’usage, ce qui a l’avantage d’éviter les débats généalogiques, car comme on sait « ce qui a 1*1 une histoire n’a pas de définition ». L’opposition à l’État providence, la promotion de l’économie de marché et la dérégulation sont les principaux traits que cette idéologie donne à voir publiquement. Cependant, je ne suis pas sûr qu’il faille surestimer la cohérence intellectuelle du néolibéralisme contemporain. Les programmes qu’il inspire, au service d’intérêts privés, justifient le creusement du déficit à condition qu’il naisse d’une réduction d’impôts pour les riches ; le démantèlement de l’État providence, mais une garantie pour les banques à l’origine des crises financières ; la compétition dans tous les domaines de la vie, mais la multiplication des rentes pour les élites. De ce fait, en parlant de néolibéralisme, je suis plus intéressé par un ensemble de dispositifs que par une idéologie aussi inconsistante intellectuellement qu’elle est brutale socialement. Une caractérisation exacte de la grande transformation en cours devrait peut-être davantage insister sur un ensemble de phénomènes étroitement liés : la généralisation de la mesure des comportements, la transformation du gouvernement de soi, l’autonomie déclinante des mondes sociaux . D’abord, la mesure des comportements collectifs et individuels (classements, notations, quantification) s’est généralisée à l’ensemble des pratiques sociales, y compris celles de l’ordre de l’intime (amitié, sexualité). L’importance croissante des mesures biologiques et de l’intelligence artificielle donnent une nouvelle dimension à ces pratiques. Ensuite, le processus d’individualisation est mené à son terme : les individus sont sommés d’être les entrepreneurs d’eux-mêmes, à la recherche d’une performance (mesurable) dans une logique de compétition d’autant plus prégnante que la frontière public-privé tend à disparaître. Enfin, les espaces sociaux sont de moins en moins spécifiques, un « ré-encastrement » est en cours par les mesures qui unifient progressivement des mondes jusque- là distingués par leurs enjeux, leurs pratiques, leurs valeurs. L’entreprise commerciale, la recherche, la médecine, le sport, le monde de l’art sont régis par les mêmes règles de rentabilité et de calcul des performances. Nous sommes à un point de retournement par rapport au processus de différenciation tel qu’il a été décrit dans la sociologie classique avec des conséquences majeures sur les systèmes politiques . S’il est généralement reconnu que les politiques néolibérales accroissent les inégalités, une question mérite ici d’être posée : en quoi des inégalités, même fortes, constituent-elles un problème social ? Contre l’idée que la critique des inégalités naît d’une envie malsaine, un ensemble de recherches 2 3 4 montrent leur effet négatif au-delà même de la question de la pauvreté . Ces analyses viennent parfois des institutions qui ont promu un néolibéralisme débridé dans les années 1980 et ce mouvement d’autocritique doit être relevé . D’abord, les inégalités créent des économies moins performantes. Inutile de dire que le ruissellement (trickle down) est un mythe qui n’est défendu par aucun économiste. Qu’il soit utile à certains n’a pas permis de lui trouver un quelconque fondement empirique. De façon prévisible, les baisses d’impôt massives pour les plus riches votées aux États-Unis par les Républicains en 2017 n’ont eu aucun effet macroéconomique positif . Des travaux récents montrent une causalité sans ambiguïté entre le taux de croissance et le niveau des inégalités : « L’augmentation moyenne des inégalités de 3 points de Gini survenue dans la zone de l’OCDE ces deux dernières décennies a réduit le PIB d’environ 8,5 % . » Historiquement, les taux de croissance soutenus des années 1950 et 1960 aux États-Unis coïncident avec des taux marginaux d’imposition élevés (parfois 80 %). À l’inverse, les taux de croissance et d’épargne n’ont pas été modifiés positivement par la réduction spectaculaire des taux d’imposition pour les plus riches à partir des années 1980 . Par ailleurs, les économies où les inégalités sont fortes souffrent d’une instabilité spécifique, car l’épargne des plus riches se fait au détriment de la consommation des classes moyennes et alimente des bulles spéculatives . Comme le rappelle régulièrement la Banque centrale européenne, le problème principal de l’économie mondiale est l’excès d’épargne, ce qui rend particulièrement absurdes des déductions fiscales pour les plus riches. Sur le long terme, les sociétés très inégalitaires rendent plus difficile l’investissement des classes moyennes précarisées dans l’éducation de leurs enfants. Quand 30 % des enfants britanniques vivent dans la pauvreté, dont une majorité au sein d’une famille où l’un des adultes au moins travaille, on s’imagine facilement les effets destructeurs sur l’éducation de cette génération . Les inégalités ont également un effet négatif sur la délinquance, la sociabilité et la fluidité sociale . On peut objecter que la France a relativement bien contenu les inégalités de revenu disponible (c’est-à-dire après redistribution). Ceci n’est qu’en partie vrai mais, surtout, les inégalités d’éducation et de patrimoine s’accroissent sérieusement. Contrairement à l’impression qu’on peut avoir certains jours en lisant Le Figaro, les pays occidentaux ne risquent pas d’être submergés par une vague hurlante de barbus imposant la charia, par le « grand remplacement » ou par 5 6 7 8 9 10 11 12 13 une augmentation incontrôlable de la criminalité. En revanche, des élites irresponsables créent chaque jour les conditions de l’émergence de régimes autoritaires, avec qui elles trouveront très probablement, si l’histoire est un bon guide, un confortable modus vivendi. La crise longue, dans laquelle nous sommes engagés depuis les années 1980, nous rappelle que la démocratie n’est pas dissociable d’un ordre socio-économique. Autrement dit, les inégalités sont l’expression de relations de domination qui, avec beaucoup d’incertitudes et de contestations, structurent et reproduisent la société. À un certain niveau d’inégalités, la démocratie n’est que formelle. Après tout, comme le dit l’article premier de la Constitution française : la République est « démocratique et sociale ». La grande récession de 2008 est un effet direct des politiques néolibérales mais, à la différence de celle de 1929, elle n’a pas conduit à des réformes structurelles. L’incapacité des gouvernements à répondre aux souffrances sociales explique la crise politique que nous vivons, en particulier la défiance des citoyens face aux institutions. Là où le marxisme décrivait des contradictions menant à la révolution, je vois plutôt une tension dangereuse entre le capitalisme dans sa forme actuelle et les régimes uploads/Politique/ dorronsoro-2019-le-reniement-democratique-neoliberalisme-et-injustice-sociale.pdf
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- Publié le Sep 19, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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