GIORGIO AGAMBEN ÉTAT D’EXCEPTION Homo sacer, II, 1 TRADUIT DE L’ITALIEN PAR JOË

GIORGIO AGAMBEN ÉTAT D’EXCEPTION Homo sacer, II, 1 TRADUIT DE L’ITALIEN PAR JOËL GAYRAUD Les extraits de Walter Benjamin, de Carl Schmitt et de Theodor Mommsen ont été retraduits conjointement par l’auteur et le traducteur du présent ouvrage avec l’aimable autorisation des éditions Gallimard, Flammarion, Aubier, De Boccard et du Seuil, à partir des textes originaux. Le lecteur trouvera en bibliographie le renvoi aux traductions disponibles des textes équivalents. Quare siletis juristae in munere vestro ? 1. L’état d’exception comme paradigme de gouvernement 1.1. Depuis toujours, une théorie cohérente de l’état d’exception fait défaut dans le droit public ; cependant cette lacune ne semble pas gêner outre mesure les juristes qui considèrent le problème plutôt comme une quaestio facti que comme un authentique problème juridique. Non seulement la légitimité d’une telle théorie est niée par ces auteurs qui, se référant à l’ancienne maxime selon laquelle necessitas legem non habet, affirment que l’état de nécessité sur lequel se fonde l’exception ne saurait avoir de forme juridique, mais la définition même du terme est rendue difficile parce qu’elle se situe à la limite entre la politique et le droit. Selon une opinion répandue, en effet, l’état d’exception constitue un « point de déséquilibre entre le droit public et le fait politique » (Saint-Bonnet, 28), qui – comme la guerre civile, l’insurrection et la résistance – se situe dans une « frange ambiguë et incertaine, à l’intersection entre le juridique et le politique » (Fontana, 16). La question des limites en devient d’autant plus pressante : si les mesures exceptionnelles sont le produit des crises politiques et, comme telles, sont à comprendre sur le terrain politique et non sur le terrain juridico-constitutionnel (De Martino, 320), elles se trouvent dans la situation paradoxale de mesures juridiques qui ne peuvent être comprises sur le plan du droit et l’état d’exception se présente comme la forme légale de ce qui ne saurait avoir de forme légale. D’autre part, si l’exception est le dispositif original grâce auquel le droit se réfère à la vie et l’inclut en lui du fait même de sa propre suspension, une théorie de l’état d’exception est alors la condition préliminaire pour définir la relation qui lie et, en même temps, abandonne le vivant au droit. C’est ce no man’s land entre droit public et fait politique et entre l’ordre juridique et la vie que la présente recherche se propose d’explorer. C’est seulement si le voile qui recouvre cette zone incertaine est levé que nous pourrons parvenir à comprendre ce qui est en jeu dans le différence – ou dans la prétendue différence – entre le politique et le juridique et entre le droit et le vivant. Peut-être seulement alors sera-t-il possible de répondre à la question qui ne cesse de hanter l’histoire de la politique occidentale : que signifie agir politiquement ? 1.2. Parmi les éléments qui rendent difficile une définition de l’état d’exception, figure certainement l’étroite relation qu’il entretient avec la guerre civile, l’insurrection et la résistance. Puisque la guerre civile est le contraire de l’état normal, elle se situe dans une zone d’indécidabilité par rapport à l’état d’exception, qui est la réponse immédiate du pouvoir d’État aux conflits internes les plus extrêmes. Au cours du XXe siècle, on a pu assister à un phénomène paradoxal qui a été judicieusement défini comme une « guerre civile légale ». Prenons le cas de l’État nazi. Dès que Hitler eut pris le pouvoir (ou, comme on devrait peut-être le dire plus exactement, dès que le pouvoir lui fut livré), il promulgua le 28 février 1933 un « Décret pour la protection du peuple et de l’État », qui suspendait les articles de la constitution de Weimar relatifs aux libertés personnelles. Le décret ne fut jamais révoqué, si bien que tout le Troisième Reich peut être considéré, du point de vue juridique, comme un état d’exception qui a duré douze ans. Le totalitarisme moderne peut être défini, en ce sens, comme l’instauration, par l’état d’exception, d’une guerre civile légale, qui permet l’élimination physique non seulement des adversaires politiques, mais de catégories entières de citoyens qui, pour une raison ou une autre, semblent non intégrables dans le système politique. Dès lors, la création volontaire d’un état d’urgence permanent (même s’il n’est pas déclaré au sens technique) est devenue l’une des pratiques essentielles des États contemporains, y compris de ceux que l’on appelle démocratiques. Devant l’irrésistible progression de ce qui a été défini comme une « guerre civile mondiale », l’état d’exception tend toujours plus à se présenter comme le paradigme de gouvernement dominant dans la politique contemporaine. Ce passage d’une mesure provisoire et exceptionnelle à une technique de gouvernement menace de transformer radicalement – et a déjà en fait sensiblement transformé – la structure et le sens de la distinction traditionnelle entre les différentes sortes de constitution. L’état d’exception se présente dans cette perspective comme un seuil d’indétermination entre démocratie et absolutisme. א L’expression « guerre civile mondiale » apparaît la même année (1961) dans le livre de Hannah Arendt Sur la Révolution et dans celui de Carl Schmitt sur la Théorie du partisan. La distinction entre un « état d’exception réel » (état de siège effectif) et un « état d’exception fictif » (état de siège fictif) remonte, en revanche, comme nous le verrons, à la doctrine juridique française et est déjà clairement articulée dans le livre de Théodore Reinach : De l’état de siège, étude juridique et historique (1885), qui est à l’origine de l’opposition schmittienne et benjaminienne entre état d’exception réel et état d’exception fictif. La jurisprudence anglo-saxonne préfère parler en ce sens, de fancied emergency. Les juristes nazis, quant à eux, parlaient sans réserves d’un gewollte Ausnahmezustand, un état d’exception voulu, « dans le but d’instaurer l’État national-socialiste » (Werner Spohr, in Drobisch-Wieland, 28). 1.3. La signification immédiatement biopolitique de l’état d’exception comme structure originale où le droit inclut en soi le vivant à travers sa propre suspension apparaît clairement dans le military order édicté par le président des États-Unis le 13 novembre 2001, qui autorise l’indefinite detention et le procès devant des military commissions (à ne pas confondre avec les tribunaux militaires prévus par le droit de la guerre) des non-citoyens suspectés d’être impliqués dans des activités terroristes. Déjà le USA Patriot Act, voté par le Sénat le 2 octobre 2001, permettait à l’Attorney General de « garder en détention » l’étranger (alien) suspect d’activités mettant en péril « la sécurité nationale des États-Unis » ; mais l’étranger devait être, dans les sept jours, soit expulsé, soit accusé de violation de la loi sur l’immigration ou de quelque autre crime. La nouveauté de l’« ordre » du président Bush est d’annuler radicalement tout statut juridique de l’individu, en créant ainsi un être juridiquement innommable et inclassable. Les talibans capturés en Afghanistan non seulement ne jouissent pas du statut de « prisonnier de guerre » selon la convention de Genève, mais pas non plus de celui d’inculpé selon les lois américaines. Ni prisonniers ni accusés, mais seulement detainees, ils sont l’objet d’une pure souveraineté de fait, d’une détention indéfinie, non seulement au sens temporel, mais quant à sa nature même, car totalement soustraite à la loi et au contrôle judiciaire. La seule comparaison possible est la situation juridique des juifs dans les Lager nazis, qui avaient perdu, avec la citoyenneté, toute identité juridique, mais gardaient au moins celle de juif. Comme Judith Butler l’a clairement démontré, dans le detainee de Guantanamo, la vie nue rejoint sa plus grande indétermination. 1.4. À l’incertitude du concept correspond en tout point l’incertitude terminologique. La présente étude se servira du syntagme « état d’exception » comme terme technique couvrant l’ensemble cohérent des phénomènes juridiques qu’elle se propose de définir. Ce terme, commun dans la doctrine allemande (Ausnahmezustand, mais aussi Notstand, état de nécessité), est étranger à la doctrine italienne et française, qui préfère parler de décrets d’urgence et d’état de siège (politique ou fictif, état de siège fictif). Dans la doctrine anglo-saxonne, en revanche, on emploie le plus souvent les termes martial law et emergency powers. Si, comme on l’a suggéré, la terminologie est le moment proprement poétique de la pensée, les choix terminologiques ne peuvent jamais être neutres. En ce sens, le choix du terme « état d’exception » implique une prise de position quant à la nature du phénomène que nous nous proposons d’étudier et à la logique la plus adaptée à sa compréhension. Si les notions d’« état de siège » et de « loi martiale » expriment une relation avec l’état de guerre qui a été historiquement déterminante et qui est toujours présente aujourd’hui, elles se révèlent cependant inadéquates pour définir la structure propre du phénomène et requièrent pour cela les qualificatifs « politique » ou « fictif », bien qu’ils soient quelque peu équivoques. L’état d’exception n’est pas un droit spécial (comme le droit de guerre), mais en tant que suspension de l’ordre juridique lui-même, il en définit le seuil ou le concept limite. א L’histoire de l’expression « état uploads/Politique/ etat-d-exception-by-agamben-giorgio.pdf

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