Isabelle Garo L'idéologie ou la pensée embarquée La fabrique éditions © La fabr

Isabelle Garo L'idéologie ou la pensée embarquée La fabrique éditions © La fabrique éditions, 2009 Révision du manuscrit : Stéphane Passadéos Impression : Floch, Mayenne ISBN : 978-2-91-337288-7 La Fabrique éditions 64, rue Rébeval 75019 Paris lafabrique@lafabrique.fr www.lafabrique.fr Diffusion : Haxmonla Mundl Sommaire Introdîiction. Chambre noire et perspectives radieuses — 7 I. La force des idées et de la pesanteur — 17 IL De l'idéologie aux idéologues — 52 III. Batailles d'idées, luttes de classes — 84 IV. La critique de l'économie politique — 122 Conclusion. La pensée embarquée — 153 Introduction : Chambre noire et perspectives radieuses Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous appa- raissent placés la tête en bas comme dans une caméra obscura, ce phé- nomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique. Karl Marx et Friedrich Engels, L'Idéologie allemande1 Il y a un ail dans la boîte, c'est sûr. Et cet ail me regarde. Je dis que la télévision est une botte, mais la caméra, déjà, en est une, elle a même commencé par là, cette chambre noire des opticiens de ta Renaissance, ce cube d'obscurité percé d'un orifice ponctuel par où diffuse un peu du rayonnement solaire, ces quatre parois qui ne coupent l'intérieur de l'extérieur que pour ramener le dehors au-dedans, cette séparation du monde qui est aussi le lieu de sa projection, une boîte qui est à la fois une scène - le monde en réduction s'y représente -et un œil-le trou noir d'une pupille inamovible face à la rétine d'un écran invisible. Jean-Louis Comolli, Voir et Pouvoir* L'idéologie, on le sait depuis Marx, est d'abord une question de perspective, c'est-à-dire de construction d'une représentation à partir du point de vue d'un sujet qui, loin d'être le spectateur pas- sif de ce qui se déploie devant lui, est acteur de son élaboration. En un sens, la question n'est pas neuve : dans l'Italie du quattrocento, des peintres à la pointe des transformations esthétiques et politiques du temps vont inventer un genre singulier et mystérieux, 7 L'idéologie <ru la pensée embarquée celui de la veduta, vue panoramique sur une città ideale qui n'existe alors que dans leur imagination et dans celle des princes modernes qui sont leurs mécènes. Bien plus qu'une application de règles formelles nouvelles, ces vues offrent une repré- sentation de la construction perspective en tant que telle, dans la mesure même où elle n'est pas un simple exercice géométrique voué à disparaître derrière son résultat : Hubert Damisch a montré que le peintre s'y ingénie à décaler subtilement le point de vue et le point de fuite3, dont la cor- respondance exacte est pourtant à la base des théo- ries d'Alberti. Mais c'est précisément un processus de construction que rend manifeste ce décalage. Ces images, qui semblent ainsi se réfléchir elles- mêmes, inaugurent et revendiquent la distorsion qui relie un discours, en apparence platement des- criptif, au régime représentatif et conceptuel, mais aussi fictionnel et politique, qui préside à son éla- boration. En effet, à y regarder de plus près, ces vastes places urbaines entourées de palazzi hiéra- tiques, dallées de marbres polychromes dont les lignes se rassemblent non pas au centre exact du tableau mais un peu à côté, sont peintes dans d'étranges formats oblongs - fenêtres sur un monde réel si l'on se laisse prendre au piège qu'elles construisent et dénoncent tout à la fois, mais décors tout autant, d'un théâtre à l'antique que le regard balaie comme un panorama offert à l'action future et à une vie sociale subitement suspendue. Tout se 8 Chambre noire et perspectives radieuses passe donc comme si le dispositif perspectif qui s'y avoue subtilement truqué visait à reconduire le spectateur à l'énigme de leur objet réel : Pierre Francastel souligne que les villes italiennes qu'elles figurent n'existaient pas encore4. Là où nous croyons reconnaître Florence, nous ne voyons en réalité que son rêve. Mais certains rêves sont efficaces : ce sont bien ces œuvres elles-mêmes qui suggéreront à leurs puissants commanditaires les travaux d'urbanisme à entreprendre pour mettre la ville à l'image des visions peintes d'artistes révolutionnaires, dont l'audace théorique et esthétique était accordée aux exigences du pouvoir social et politique émergeant. De part et d'autre, l'abandon des prestiges du sacré s'associe à la volonté de façonner l'espace réel et visuel, cosa mentale dira Léonard, celui de la richesse privée et de l'autorité politique moderne, mais aussi celui de l'art et de la science nouvelle s'unissant au cours de ce premier âge, mercantile, du capita- lisme. Et rien ne le montre mieux que cette série de tableaux dont l'attribution fait toujours pro- blème et qu'on rattache faute de mieux à l'école dite de Piero délia Francesca : les villes des vedute sont désertes ou presque, suggestions de lieux à habiter et à investir mais peut-être aussi conjura- tion, à demi consciente, de l'affrontement du peuple et des grands, dont Machiavel théorisera quelques années plus tard l'indomptable dialec- tique sociale et politique. Ces images, que l'on peut 9 L'idéologie <ru la pensée embarquée donc supposer hantées par la lutte toute récente des ciompi florentins et des guildes s'opposant à un élan démocratique vite réprimé, anticipent jusqu'à l'espace urbain haussmannien et à sa fonction coer- citives. A des kilomètres et des siècles de distance, dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels écriront en 1848 que la bourgeoisie est cette classe qui, au cours de son ascension, « se façonne un monde à sa propre image6 ». Au point que, comme y reviendra encore Gramsci un siècle plus tard, «jusqu'à l'architecture, jusqu'à la disposition des rues et aux noms de celles-ci» appartiennent à la « structure idéologique1 », structure structurante qui façonne le réel autant qu'elle le reproduit, don- nant forme aux contradictions qui le traversent et aux luttes qu'elle tente de contenir. Henri Lefebvre abordera à son tour l'urbanisme comme «idéologie et institution8». Il vaut la peine d'y insister : communément, l'idéologie, pour autant qu'elle est référée à Marx et au marxisme, est défi- nie comme représentation fausse, illusoire, anti- scientifique du réel, et c'est précisément cette double distinction, entre idéologie et réalité d'une part, entre idéologie et savoir d'autre part, qui ren- drait la notion obsolète, porteuse d'un schéma- tisme et d'un dogmatisme dont les méfaits sont bien connus. Au point que le marxisme serait fina- lement devenu lui-même le meilleur exemple de cette idéologie qu'il dénonce, son ultime avatar 10 Chambre noire et perspectives radieuses même, dont la disparition signale l'entrée dans l'ère postmoderne de la mort des idéologies. Or, au cours de ses multiples usages de la notion, Marx procède à l'analyse réglée mais toujours singulière de la façon dont les idées et les représentations au sens large de ce terme - institutions, monnaie, croyances et projets inclus - participent à la struc- turation du réel, en accompagnent la production, la reproduction et la transformation. Analyse insé- parable d'une perspective d'un autre genre, poli- tiquement révolutionnaire celle-là, dont les luttes d'idées et le débat démocratique sont des moments constitutifs, n'offrant pas de voie rectiligne vers un monde idéal mais ouvrant sur la réappropriation majoritaire, longue et complexe, plus que jamais urgente, de l'histoire humaine. Il est devenu banal de souligner que la thèse de la mort des idéologies n'échappe pas à la fonc- tion qui est précisément celle dont elle dénie l'exis- tence, la fonction idéologique elle-même donc, la remplissant au moyen même de ce déni et des effets qu'il engendre9. Fredric Jameson a souligné à quel point la culture postmoderne du capitalisme tardif s'emploie à faire de l'architecture un pur jeu de langage et de citations, combinant opérations de dématérialisation apparente et fonction de déso- rientation spatiale, interdisant toute « cartogra- phie cognitive » apte à restituer à l'individu la saisie critique de ses conditions d'existence réelles comme totalité, ne serait-ce que comme totalité 11 L'idéologie <ru la pensée embarquée urbaine10. Mais aucune ville ne peut, par le seul génie de sa structure et des signes qu'elle inscrit sur ses surfaces miroitantes, se déréaliser au point d'empêcher les émeutes qui secouent désormais périodiquement de grandes métropoles, de Los Angeles aux banlieues françaises, de Buenos Aires au Caire, à l'heure de l'extension des mégabidon- villes miséreux et des zones périurbaines11, incar- nation à la fois d'un capitalisme sans rival et de la crise systémique la plus profonde de son histoire. Si, pour aborder la question de l'idéologie, il est possible de partir de la chambre noire prise non comme métaphore mais comme analogie, c'est parce que l'espace perspectif né à cette époque est aujourd'hui sans cesse repris et modifié dans l'agencement même du monde urbain, mais aussi parce qu'il est présent à la fois derrière et dans toutes les images enregistrées et diffusées, dont le flot est désormais permanent. Le dispositif représentatif qui préside à leur production, par opposition aux œuvres renaissantes, est rendu insaisissable, tout spécialement lorsqu'il s'agit des images qui s'écou- lent de la machinerie télévisuelle, uploads/Politique/ garo-isabelle-l-x27-ide-ologie-ou-la-pense-e-embarque-e-la-fabrique-2009 2 .pdf

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