Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no 3, 2008 : 15 - 38 De l’animal politique
Anthropologie et Sociétés, vol. 32, no 3, 2008 : 15 - 38 De l’animal politique à la nature humaine Aristote et Hobbes sur la colère Giulia Sissa Le monde contemporain nous offre un défi, celui d’un humanisme multiculturel. Il nous faut penser l’humain à l’intersection de droits, d’habitudes et de corps. Droits universels, habitudes culturelles, corps individuels. Nous ne pouvons échapper aux interminables débats sur les insuffisances des Lumières, les limites du constructionisme ou les critiques des critiques qu’à la condition d’accepter de penser, pour ainsi dire, de manière multilatérale. Ce que je propose ici est une pensée attentive à l’entrecroisement de trois dimensions de l’être au monde : trois registres, bien distincts, mais inséparables. Imaginons un entrelacs de trois cercles, dont chacun maintiendrait les deux autres : que l’on ôte un des anneaux, et le tout se défait. Cela ne serait donc pas un enchaînement de sorte que, si je détache un chaînon, le reste peut toujours tenir, mais plutôt un ensemble différencié et complètement solidaire. Je propose ce modèle à l’usage des anthropologues qui n’auraient pas peur de questionner l’anthropos, en prenant en compte son être humain et culturel et individuel, c’est- à-dire universel, local et singulier – sans rien sacrifier1. Droits, habitudes et corps, donc, sont bien distincts et complètement solidaires. Pourquoi bien distincts? Parce que les droits ont une existence séparée des normes culturelles, ils sont le plus souvent le produit historique d’une résistance à ces normes, d’une déclaration ou revendication qui se fonde ailleurs que dans la tradition, la convention ou le mimétisme2. Les droits ne sont pas dérivés des normes culturelles, et, réciproquement, les pratiques et les croyances ne peuvent pas être déduites, d’office, des droits. De ces pratiques et croyances, qui font l’objet de l’anthropologie sociale, je retiens ici l’aspect qui les distingue des droits : leur contingence. L’habitude – depuis la notion d’ethos chez Aristote ou d’habitus, chez Pierre Bourdieu – est le modus operandi de la norme locale, qui, ancienne ou récente, bonne ou mauvaise, doit sa force à la répétition, aussi bien dans l’agir que 1. Jacques Lacan avait composé naguère des coordonnées fort heuristiques, celles du réel, du symbolique et de l’imaginaire – trois dimensions de l’être au monde ; trois registres, bien distincts, mais entrelacés et inséparables. Faisant des mathématiques avec son ami Georges Guilbaud, il s’était inspiré de la théorie des nœuds (Guilbaud 1971). L’idée de Lacan était que le réel, le symbolique et l’imaginaire, bien que conceptuellement indépendants, doivent rester toujours ensemble pour un être parlant car, si on enlève une boucle, les deux autres se séparent. Ce que je propose ici est un entrelacement au contenu différent, mais dont la tenue serait analogue. 2. Sur l’émergence des droits d’une histoire conflictuelle et tumultueuse, voir Ignatieff (2003), Hunt (2007), Urbinati (2007). 16 GiuliA SiSSA dans la pensée. Ce que Michel Foucault avait appelé « assujettissement », consiste dans la négociation, la résistance ou le consentement qui font l’efficacité d’une éthique – et d’une culture au sens large. Pas de normes, en somme, sans habitudes. Les corps, enfin, ont leurs besoins, leur chimie et surtout leur statut de lieux irréductibles du plaisir et de la douleur. En choisissant le corps indivis plutôt que le désir, je retiens ici la qualité première de l’expérience du vivant : peine/plaisir, cette évidence binaire, dont le désir lui-même dépend. C’est dans la souffrance (dont le plaisir est la négation) que je vois l’ancrage ultime, indiscutable, du singulier. On peut éduquer son désir, on ne peut pas s’habituer à la torture, dont l’interdit vient en tête des droits humains. Il faut bien distinguer les raisons des droits, celles des habitudes et celles des corps. Mais pourquoi, dis-je, ces raisons sont-elles complètement solidaires? Parce que si je ne me déplace pas constamment d’un point de vue à l’autre, je me retrouve confinée à une vision étriquée de ces raisons. Admettons que, dans ma réflexion sur les individus en société, je ne tienne pas compte des droits humains : je risque alors d’enfermer les personnes dans leur milieu, à la merci de rapports de domination, de normes et de pratiques qui, trop souvent, entravent leur liberté et accablent leurs corps3. Si, au contraire, je néglige leurs habitudes, je me borne à une pensée abstraite, impérieuse et provinciale, insensible à la sédimentation langagière et sociale, qui façonne les manières d’être et de faire ; et je réduis le corps à une chose sans histoire4. Si, enfin, je ne fais pas attention au corps, je fais de la personne un sujet de droits et un sujet social, peut-être, mais un sujet dont je ne sais pas évaluer les limites véritablement subjectives. Car c’est bel et bien à l’épreuve du corps individuel – souffrant ou jouissant – que je peux mesurer légitimité et valeurs. Cet enchevêtrement trinitaire, je l’ai composé pour faire avancer ma réflexion sur la différence des sexes. Comment trouver le milieu entre un universalisme dogmatique, un culturalisme prêt à tout mettre en contexte et un féminisme tout matérialiste? Ma réponse est donc celle-ci : il nous est possible d’échapper au dilemme si on fait l’effort de tenir les trois boucles toujours ensemble, sans jamais les confondre, car on ne peut se permettre de n’en lâcher aucune5. Dans les situations incertaines, c’est en négociant l’importance respective de ces trois ordres de raisons que nous pouvons décider quel critère doit prévaloir : cas par cas, plutôt que par principe. Droits, habitudes, corps, donc – mais avec, en plus, une expérience mouvante, qui fait, et peut défaire, ce lien : les émotions, les passions6. 3. On reconnaîtra ici la position de Susan Olin (1999). Pour une réflexion théorique sur l’an- crage de l’identité humaine dans une communauté, source de toutes les passions, voir Walzer (2005). 4. Pour une réflexion sur l’importance, mais aussi la plasticité, des habitudes, voir Kwame (2005). 5. Ce projet s’inscrit dans une conversation très vivante dans l’anthropologie nord-américaine. Pour une mise au point sur diverses positions et pour une solution différente au même di- lemme, voir Reddy (1999). 6. Je ne distingue pas, dans ce papier, émotions et passions. Une histoire de ces mots montre De l’animal politique à la nature humaine. Aristote et Hobbes sur la colère 17 Une émotion est faite d’un corps qui ressent plaisir ou souffrance ; d’un scénario social et langagier ; d’un appel à la reconnaissance. Une passion tisse un va-et-vient incessant entre nos trois dimensions, car toute expérience affective suppose un désir de respect, une légitimité, donc une loi, dans sa puissance transculturelle ; un assujettissement aux normes, dans l’acculturation locale, et, enfin, le rythme ressenti de la peine et du plaisir. Les passions nous défient à comprendre l’individuel sans oublier le culturel ni ignorer l’universel, car les trois y sont indissociables. Une anthropologie des émotions, entendue comme cela, se situe au centre du projet anthropologique même. Plus encore, c’est à cause de cette complexité – de ces considérations encapsulées de justice, de mœurs et d’humeur – que les émotions, à bien y regarder, sont indispensables pour lire ce qui se noue ou s’effondre dans le politique. Politiques sont l’espace, le temps et les pratiques d’un pouvoir qui se fonde sur des lois, tout en les modifiant sans arrêt ; un pouvoir qui renforce ou redéfinit des habitudes ; un pouvoir qui gouverne des corps. C’est donc ici, surtout dans le politique, que la passion opère son tissage entre droit, habitude et corps. Plus précisément : les passions politiques sont ces mouvements qui mènent les humains dans leur lutte pour être reconnus quant à leur dignité individuelle et incarnée, au sein d’une communauté donnée ou choisie, au nom de la loi7. Il y a des émotions collaboratives, sans lesquelles aucune sociabilité ne serait possible. Par exemple : la compassion. Je souffre de la souffrance d’autrui, lorsque je pense qu’un autre est frappé d’une douleur que je considère injuste. Cette pensée dérive de mon caractère, que mon éducation a façonné. C’est une pensée qui me fait de la peine, m’empêche de sourire et me donne envie de pleurer. Il y a des passions, bien plus visibles, qui nous déchirent et nous divisent. Par exemple : la colère. Je me fâche en tant que sujet socialement défini par mon image de moi-même, à cause de mes attentes, de mes habitudes, par le biais d’éclats de voix, d’une respiration haletante, d’un débit accéléré, ou simplement de la dureté de mon visage, voire même du silence. Je me fâche au nom de quelque chose qui me dépasse, que je projette au-delà de moi-même comme étant ce qui est juste ou qui m’est dû. Il s’agit des mêmes entrelacs si je considère l’amour de la patrie, la solidarité, la haine de classe, le ressentiment, l’envie ou encore la peur du gendarme. À chaque fois, je ressens peine ou plaisir, dans un corps dressé, policé, socialisé, mais qui est toujours mon corps souffrant ou jouissant, tout en me référant à une justification, fût-elle la plus égoïste qui soit, qui s’étend au-delà de uploads/Politique/ giulia-sissa-animal-politique-nature-humaine-2008-libre-pdf.pdf
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- Publié le Fev 19, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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