E S S A I Félix Guattari Lignes de fuite Pour un autre monde de possibles Préfa

E S S A I Félix Guattari Lignes de fuite Pour un autre monde de possibles Préface de Liane Mozère l’aube Lignes de fuite © Éditions de l’Aube, 2011 www.editionsdelaube.com ISBN 978-2-8159-1082-8 La collection Monde en cours est dirigée par Jean Viard assisté de Hugues Nancy éditions de l’aube Lignes de fuite Pour un autre monde de possibles préface de Liane Mozère Félix Guattari Du même auteur : Psychanalyse et transversalité, Maspero, 1974 ; La Découverte, 2003 La Révolution moléculaire, Éditions Recherches, 1977 ; UGE (10/18), 1980 L’Inconscient machinique, Éditions Recherches, Paris, 1979 Les Années d’hiver : 1980-1985, Bernard Barrault, Paris, 1985 ; Les Prairies ordinaires, 2009 Cartographies schizoanalytiques, Galilée, 1989 LesTrois Écologies, Galilée, 1989 Chaosmose, Galilée, 1992 Les Nouveaux Espaces de liberté (avec Toni Negri), Éditions Dominique Bedou, 1985 ; Lignes, 2010 Micropolitiques (avec Suely Rolnik), Les Empêcheurs de penser en rond, 2007 ; édition originale brésilienne, 1986 avec Gilles Deleuze L’Anti-Œdipe : capitalisme et schizophrénie, Minuit, 1972 Rhizome, Minuit, 1976 Kafka, pour une littérature mineure, Minuit, 1975 Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Minuit, 1980 Qu’est-ce que la philosophie ? Minuit, 1991 7 Préface Dans Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari écrivent : « La maîtresse d’école ne s’informe pas quand elle interroge un élève, pas plus qu’elle n’informe quand elle enseigne une règle de grammaire ou de calcul. Elle “ensigne”, elle donne des ordres, elle commande 1. » Loin de vouloir « incriminer » les professeurs 2 des écoles, une telle conceptualisation renvoie à la manière dont s’exerce la dictature du signifiant affirmée dès L’Anti-Œdipe 3. Chaque langue associe à une chose un ensemble sonore arbitrairement sélectionné dans la gamme des possibles, et chaque locuteur de cette langue doit apprendre l’arbi­ traire spécifique qui caractérise l’ordre social dans lequel se déploie son être au monde, au prix du refoulement d’autres possibles explorés ou non dans l’enfance, dans une autre culture ou même dans une simple variété de la culture dominante. Dans le texte présenté ici pour la première fois 4, et rédigé dans le cadres des recherches menées au CERFI, en parallèle avec la rédac­ tion avec Gilles Deleuze de Mille plateaux, Félix Guattari déploie une analyse micropolitique qui cherche à explorer la manière dont ces significations et ces contrôles dominants « fonctionnent » au niveau éco­ nomique, social, culturel et en nous-mêmes, le plus souvent à notre insu. C’est donc pour lui une façon d’interroger et de mettre au jour comment « un certain type de langage est tout à fait nécessaire pour stabiliser le champ social capitalistique ». L’expertise comme les formes dominantes de compétences constituent, à ses yeux, l’autre face d’un tel étayage. Associé très tôt à l’aventure exemplaire de la clinique de La Borde, créée par Jean Oury en 19535, Félix Guattari, psychanalyste devenu par la suite schizo­ analyste, militant politique, mais, surtout, passeur exemplaire entre des univers jusque-là séparés, a, dès le début des 8 années 1950, toujours affirmé que les investissements libidinaux se déploient dans tous les champs économiques, sociaux, culturels, maté­ riels, animaux, végétaux, cosmiques. François Fourquet dit de Félix qu’il était un « parlant 6 », je reprendrais volontiers un autre terme de celui-ci, Félix était aussi un « voyant 7 ». La question centrale qu’il pose est : comment agir dans le capitalisme mondial intégré afin de faire advenir des possibles ? Car dans cette forme capitalistique, pressent-il à la suite de Foucault 8, les pouvoirs se miniaturisent. Désormais, ceux-ci ne se contentent plus d’inves­ tir les institutions politiques, économiques, financières, culturelles et sociales, mais vont à proprement parler contaminer les subjectivités elles- mêmes afin d’y imposer leurs codes, leurs catégorisations, leurs classe­ ments, leurs protocoles et leurs programmes. L’Anti-Œdipe a dénoncé la « dictature du signifiant », Guattari va s’attacher à en déceler les rouages à travers l’assujettissement de tous les modes de sémiotisation au seul registre du langage. Au même titre que les matières premières, ne faudrait-il pas alors penser la matière sémiotique comme le produit d’un certain état de la connaissance fondé sur un modèle de catégories transcendantes et universelles 9 ? Autrement dit, la langue dominante, fortement syntaxisée, aux axes paradigmatiques solidement codifiés « par leur arrimage à une machine d’écriture », devrait-elle constituer « le cadre a priori, le cadre nécessaire à tous les autres modes d’expres­ sion » ? Si Guattari récuse le principe d’une sémiologie générale, c’est non seulement parce qu’elle conduit à exploiter des moyens collectifs de sémiotisation, mais surtout parce que la prééminence du langage normalisé interdit l’accès à toutes les sémiotiques particulières (artis­ tiques, mimétiques, somatiques, biologiques, musicales, par exemple). Guattari rapporte « l’ordre des choses » à « l’ordre des signes », signes de normalité. Le langage est un Équipement collectif, non pas tellement en tant que bâtiment ou institution mais comme un harnachement, une armature qui me fait me tenir droite, qui m’assigne une place dans ses rets et qui me maintient sur les rails, sur la bonne voie, qui donne un axe à ma pensée : c’est un tuteur. La méthode schizoanalytique que propose Guattari consiste dès lors à déterminer de la façon la plus fine et la plus acérée possible comment est produite cette « soumission généralisée aux sémiologies du langage 9 et aux signifiants des pouvoirs dominants ». Plus précisément, à l’éta­ blir au niveau de « [son] travail sur le réel et non plus seulement au niveau de [ses] représentations subjectives ». Car « un autre monde est possible ». Voilà la bonne nouvelle qui vaut encore et peut-être surtout aujourd’hui. C’est là que se situe l’actualité de la conceptualisation de Guattari, bien évidemment nourrie et enrichie par le travail com­ mun avec Gilles Deleuze. Même les équipements, les institutions, les groupes les plus assujettis 10 à une finalité programmatique refermée sur elle-même sont dotés d’« ouvertures pragmatiques » sur une économie du désir. Il convient, pour cela, d’être toujours modestement guetteur, veilleur, vigie, éclaireur, visionnaire et sensible aux détails, « au petit côté de l’histoire », à ce qui se produit « à domicile », c’est-à-dire au plus près des situations, à ce qui échappe aux stéréotypes avec lesquels elles sont parlées. Pour appréhender, inventer et bricoler les outils appro­ priés, les processus à échafauder, les méthodologies à mettre en œuvre, Guattari propose des pistes dont l’efficacité n’est pas garantie, car elles demeurent toujours contingentes à la situation et indécidables a priori. À chacun d’expérimenter les siennes afin de saisir lesquelles conviennent le mieux à ce qui se joue là, in situ, dans des conditions spécifiques et contextualisées. Quelque chose du dehors force le passage, détonne, fait intrusion et grossit à vue d’œil jusqu’à submerger les autres composantes du tableau existant. On se souvient, dans Mille plateaux, du nez de Monsieur Klein, du film éponyme interprété par Alain Delon, qui, soudain, sous un éclairage nouveau, le fait entrer dans un « devenir- juif ». S’approprier et faire usage d’une méthode schizoanalytique consiste, dès lors, à capter le « virus micropolitique » à l’œuvre dans telle machine disciplinaire, dans tel autre système de surveillance et à fuir, par des chemins de traverse, par des voies détournées, vers des terres inexplorées qui se trouvent pourtant tout près, juste à côté de nous mais que notre aveuglement ne nous permettait pas jusque-là de discerner. Non pas dévoiler quelque chose qui serait caché pour l’interpréter, mais expérimenter. Mille plateaux à nouveau. Une telle méthodologie de rupture sous-entend des agencements collectifs de désir qui édifient des radeaux capables de résister aux composantes répressives et, en surmontant leur chaos, de créer des effets de traversées et de prises de terre, « un effet boule de neige ». Ces 10 ­ agencements collectifs d’énonciation nous permettent de nous déprendre de nos identités, de nos fonctions, de nos rôles et d’ouvrir un espace- temps où puisse se déployer le désir. En d’autres termes, d’imaginer de nouvelles machines, de multiplier les centres de décision, de favoriser la propagation, la contagion, la prolifération des lignes de fuite porteuses de désir. Souvenons-nous comment se sont déclenchées les révoltes étu­ diantes en 1968, voyons aujourd’hui la manière dont déferlent, dans le monde arabe, en Chine, en Israël, en Malaisie, en Espagne et en Grèce, les vagues révolutionnaires à partir du suicide isolé d’un jeune Tunisien. Par contagion, comme par une contamination qui se diffuse à partir d’une multiplicité de points distants et souterrains rejaillis­ sant soudain pour former des rhizomes qui se répondent et exigent de nous d’entrer dans la danse ou, plutôt, d’être à la hauteur de ce qu’eux engagent, rien de moins que leur vie. C’est d’un tel dehors multipolaire qu’une chance historique nous est offerte gracieusement par ces hommes et ces femmes épris de liberté. L’accident de Fukushima, dévastateur, exige lui aussi que nous tracions d’autres assemblages et nous indique la nécessité d’inventer pragmatiquement et temporairement un autre monde. Rien n’est jamais acquis mais tout est encore possible. Comme le dit Gilles Deleuze dans L’Abécédaire, à « R » comme Révolution : « Toutes les révolutions foirent. Tout le uploads/Politique/ guattari-lignes-de-fuite.pdf

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