OCTAVE MIRBEAU ET LES SCANDALES POLITICO-FINANCIERS DE SON TEMPS Pour les Quara

OCTAVE MIRBEAU ET LES SCANDALES POLITICO-FINANCIERS DE SON TEMPS Pour les Quarante-Huitards qui avaient tenté d’ériger la Deuxième République en contre-modèle de la monarchie et en paradigme de toutes les vertus civiques, le second Empire devait vite apparaître comme un régime de décadence pire que les deux monarchies constitutionnelles qui l’avaient précédé. Pour illustrer l’immoralité profonde de son personnel politique et du sommet de l’État, on invoquait à mi-voix les frasques de Napoléon III et son goût prononcé pour les actrices et les femmes légères. Comme la censure veillait étroitement sur les publications imprimées, la presse et le théâtre, Ernest Feydeau avait dû user d’un subterfuge pour publier anonymement les Mémoires d’une cocodette écrits par elle-même, probablement en 18601, au moment où le succès de Daniel et de Fanny en faisait un des romanciers les plus recherchés. Victor Hugo flétrissait dans l’exil Napoléon-le-Petit avant de rédiger Le Crime du Deux Décembre, qui marqua durablement l’historiographie, mais c’est Jules Ferry qui, en publiant la série d’articles réunis en brochure sous le titre générique Les Comptes fantastiques d’Haussmann2, devait mettre le doigt sur l’une des plaies les plus honteuses du régime honni, la corruption du personnel politique, plus tard mise en scène par Émile Zola dans Son Excellence Eugène Rougon, L’Argent, ou encore Nana. Parvenus au pouvoir en janvier 1879, après une décennie semée de multiples embûches destinées à retarder la victoire de ceux qui pratiquaient le culte de Marianne3, les républicains réformèrent le pays en profondeur en votant, entre 1880 et 1884, une série de lois fondamentales sur l’école, l’exercice du droit syndical ou encore le divorce4, mais ils renoncèrent, en 1884, à la réforme constitutionnelle radicale qu’ils avaient promise lorsqu’ils 1Guillaume Apollinaire en a donné une édition dite de curiosa ; cf. la réédition de l’œuvre par Jérôme Solal, chez Mille et une nuits, en 2007. 2Publiés dans le journal Le Temps, les articles de Jules Ferry sont réunis dans une brochure publiée en 1868 par l’éditeur Le Chevalier et intitulée Comptes fantastiques d’Haussmann. Lettre adressée à MM. Les membres de la commission du Corps Législatif chargés d’examiner le nouveau projet d’emprunt de la ville de Paris. Dénonçant la folie des grandeurs et les dépenses inutiles du préfet de la Seine, Jules Ferry acquiert ainsi une notoriété qui l’aidera à être élu député l’année suivante et maire de Paris en 1870. 3M. Agulhon, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1974, et Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, 1989. 4J.-Y. Mollier et J. George, La Plus longue des Républiques. 1870-1940, Paris, Fayard, 1994. 1 étaient encore dans l’opposition. Paris avait bien été recapitalisée, ne laissant plus à Versailles que le soin d’organiser les réunions des deux Chambres, La Marseillaise était devenue l’hymne national, la loi municipale avait enfin accordé aux maires les pouvoirs décentralisés que la France attendait, les ouvriers pourraient se syndiquer et les femmes demander le divorce, mais on n’irait pas plus loin et la « Sociale » ne verrait pas le jour. Alors que les monarchistes et les impérialistes avaient perdu toutes les élections partielles et générales qui s’étaient déroulées depuis l’écrasement de la Commune de Paris, que les partisans de Jules Ferry, de Léon Gambetta et de Georges Clemenceau incarnaient la République modérée ou, au contraire, radicale, que les socialistes affirmaient de plus en plus la nécessité d’autres réformes, le congrès, réuni à Versailles du 4 au 15 août 1884, se contenta de déclarer intangible la forme du régime, mais se refusa à supprimer le Sénat et la présidence de la République, deux institutions pourtant peu compatibles avec l’esprit de la Grande Révolution, l’immortelle, celle de juillet 17895. En s’arrêtant en chemin, en revenant sur les promesses des années 1870-1875 et en refusant de traiter sérieusement la « question sociale », celle d’où étaient nés tous les socialismes qui fleurissaient depuis les années 1830-1850, les pères fondateurs prenaient un risque, celui de mécontenter leurs électeurs et tous ceux qui avaient cru en leurs déclarations de principe. Le désenchantement, d’où va sortir l’anarchisme et auquel le socialisme organisé puisera une bonne partie de sa justification, sera à la mesure des frustrations engendrées par la République des opportunistes, qu’ils ne somment Jules Ferry, Léon Gambetta, Jules Méline, Charles de Freycinet ou Émile Loubet, pour ne citer que quelques-uns des présidents du Conseil des années 1879-1900. Pour avoir renoncé à toucher à la propriété, aux structures sociales du pays, et à opposer une digue solidement étayée à la fièvre affairiste qui s’était emparée de la France au moment de la Grande Dépression des années 1880-1890, la Troisième République va être confrontée à une série de scandales politico-financiers qui vont la déstabiliser en profondeur et préparer l’onde de choc de l’affaire Dreyfus6. Journaliste, après avoir été le secrétaire du député bonapartiste Henri Dugué de La Fauconnerie7, et devenu le rédacteur en chef des Grimaces en 1883-1884, au moment précis où se produit le recul définitif des républicains sur leur programme antérieur de 5O. Rudelle, La République absolue. Aux origines de l’instabilité constitutionnelle de la France républicaine. 1870-1889, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982. 6Dans une bibliographie abondante sur les scandales et leurs conséquences, on renverra à J.-Y. Mollier, Le Scandale de Panama, Paris, Fayard, 1991, et Ph. Oriol, L’Histoire de l’affaire Dreyfus, Paris, Les Belles Lettres, 2015, 2 vol. 2 transformation des institutions, Octave Mirbeau se fait une spécialité de la dénonciation des scandales politico-financiers. Il s’agit, explique l’affiche placardée sur les murs de Paris en juillet 1883, de « faire grimacer tout ce faux monde de faiseurs effrontés, de politiciens traîtres, d’agioteurs, d’aventuriers, de cabotins et de filles8 » et de permettre aux lecteurs – substitut du peuple – de prendre conscience de la turpitude des hommes placés au sommet de l’Etat. Dans le style propre aux bonapartistes partisans de l’Appel au peuple9, le texte allait encore plus loin et affirmait : « Il faut lutter ou tomber. Les Grimaces paraissent pour donner le signal du branle-bas10 ». Imitant le général Bonaparte le 18 Brumaire, ou son neveu le 2 Décembre, les rédacteurs du brûlot, Paul Hervieu, Alfred Capus, Étienne Grosclaude et Louis Grégori appuient leur rédacteur en chef qui, dans l’Ode au choléra, l’éditorial qui ouvre le numéro un de la série, appelle de ses vœux le fléau libérateur qui purifiera le pays. Mirbeau parle sans complexe de « l’émeute libératrice » qui chassera les « misérables » et les « criminels », empruntant ainsi à Louise Michel et aux anarchistes, qu’il ralliera bientôt, leur rhétorique révolutionnaire la plus incendiaire11. Subventionné par Edmond Joubert, un grand banquier d’affaires proche de Henri Dugué de La Fauconnerie et de l’ancien pouvoir impérial, l’hebdomadaire de combat que constitue Les Grimaces contribuera à fragiliser le gouvernement Ferry, renversé, par la rue et par le Parlement, en mars 1885, et, davantage encore, à préparer le retour en scène des droites parlementaires, victorieuses au premier tour des élections législatives, le 4 octobre 1885, quoique de nouveau défaites deux semaines plus tard, lors du second tour. Si l’on tient compte du marasme économique, des nombreuses grèves, manifestations et protestations contre la vie 7P. Michel et J.-F. Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Paris, Librairie Séguier, 1991, et Y. Lemarié & P. Michel , dir., Dictionnaire Octave Mirbeau, Lausanne, L’Âge d’homme, 2011. 8Affiche reproduite sur le site de Gallica, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9009410v, et sur Scribd : https://fr.scribd.com/doc/2319716/Octave-Mirbeau-Les-Grimaces.. 9La bibliographie sur le bonapartisme, du Premier Consul à son dernier avatar historique, le gaullisme, est abondante ; cf. R. Rémond, Les Droites en France, rééd. Paris, Aubier, 1982, et M. Winock, La Droite, hier et aujourd’hui, Paris, Perrin, 2012. 10Idem. 11Arrêtée une nouvelle fois après le pillage de plusieurs boulangeries parisiennes début mars 1883 et condamnée à dix ans de prison, la « Vierge rouge » va passer près de trois années enfermée avant d’être graciée par le président de la République. Aux yeux de Mirbeau, la peine prononcée contre celle qui défendait les pauvres à un moment où les « agioteurs », pour utiliser son vocabulaire, sont en liberté, prouve la nature profonde du régime. 3 chère et le coût du pain en ces années 1882-1885, on comprend que le moment avait été particulièrement bien choisi par ceux qui payaient la feuille d’opposition destinée à tendre un peu plus le climat social et à faciliter la transition si le sort des urnes était favorable aux bonapartistes12. De plus en plus indépendant et libéré à jamais de toute entrave politique dans les années qui suivent la publication des Grimaces, Octave Mirbeau demeurera toute sa vie un désenchanté de la politique. Même si, au cœur de l’affaire Dreyfus, il s’est rapproché de Georges Clemenceau et de Jean Jaurès, Les Mauvais Bergers (1898) et Les affaires sont les affaires (1903) exprimeront clairement son refus d’une politique obligée de se salir les mains. Pour avoir collaboré au journal bonapartiste L’Ordre, entre 1873 et 1877, facilité l’élection de son protecteur, Henri Dugué de La Fauconnerie, en 1877, puis uploads/Politique/ jean-yves-mollier-octave-mirbeau-et-les-scandales-politico-financiers-de-son-temps.pdf

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