19/05/2018 Se désintégrer - Josep Rafanell i Orra https://lundi.am/Se-desintegr

19/05/2018 Se désintégrer - Josep Rafanell i Orra https://lundi.am/Se-desintegrer 1/12 "Les désintégrés, comme les célibataires de Kafka ou les dépossédés de Beckett, existent mais n’ont pas de réalité dans ce monde. Ils n’ont pas le droit à exister à leur manière. Mais veulent-ils encore des droits ? N’ont-ils pas cessé d’être des mendiants ? paru dans lundimatin#112 (lundimatin-112), le 4 septembre 2017 SE DÉSINTÉGRER - JOSEP RAFANELL I ORRA [Ce texte a paru dans le numéro 45 de la revue Ecorev’ (https:/ /ecorev.org/spip.php?article1037)] « Si on considère la langue comme une vieille ville avec son inextricable réseau de ruelles et de places, ses secteurs qui ramènent loin dans le passé, ses quartiers assainis et reconstruits et sa périphérie qui ne cesse de gagner sur la banlieue, je ressemblais à un habitant qui, après une longue absence, ne se reconnaitrait pas dans cette agglomération, ne saurait plus à quoi sert un arrêt de bus, ce qu’est une arrière-cour, un carrefour, un boulevard ou un pont. L’articulation de la langue, l’agencement syntaxique de ses différents éléments, la ponctuation, les conjonctions simples, tout était enveloppé d’un brouillard impénétrable. — W. G. Sebald, Austerlitz. 19/05/2018 Se désintégrer - Josep Rafanell i Orra https://lundi.am/Se-desintegrer 2/12 Un immense fragment de glacier de plus de 500 000 ha est en train de se séparer de la barrière Larsen C dans l’Antarctique. Un milliard et demi de personnes habitent dans des bidonvilles. Plus de 30 000 migrants sont morts dans la Méditerranée depuis dix ans. Emmanuelle Cosse, ancienne présidente d’Act-up, était aux premières loges lors de la destruction du campement-village de migrants de Calais, puis de leur dispersion. Plusieurs milliers d’autres migrants, dont des centaines d’enfants, errent dans les rues du nord-est parisien harcelés par la police. Anne Hidalgo met des grillages sur le talus de la rotonde de Stalingrad pour empêcher les rassemblements de dizaines d’exilés qui reçoivent, plusieurs fois par semaine, des cours de français en plein air par les profs bénévoles du BAAM. OfŸciellement, 25% de jeunes sont au chômage en France. Le double dans les quartiers populaires, autant qu’en Grèce ou en Espagne. Mais qui aime encore la ’valeur travail’ ? L’équivalent de 4,7 milliards d’euros se volatilisent tous les ans dans l’hexagone suite à des vols quotidiens de marchandises : jeunes, vieux, bourgeois et prolétaires s’y adonnent avec plus ou moins de talent. Le Parisien titre dans sa une : « Pourquoi les jeunes ne votent plus ? ». On apprend que 74% des 18-24 ans ne se sont pas déplacés aux bureaux de vote lors du 2 tour des législatives. Rémi Fraisse, Adama Traoré, Jérôme Laronze..., au moins 150 personnes ont été tuées par la police depuis l’année 2000. Les éborgnés par des armes policières se comptent par dizaines. Un gendarme met en joue avec son ingue des manifestants à Rennes. L’un d’eux, avec un courage et un sang froid mémorables, crie à plusieurs reprises : « baisse ton arme ! ». Un mois après, des policiers cagoulés défoncent avec des béliers les portes de trois appartements et arrêtent 7 personnes. Elles sont condamnées à des peines de prison, dont une à 17 mois fermes avec mandat de dépôt. 40% des colonies d’abeilles, qui contribuent à la reproduction de 80% des espèces de plantes à eurs, ont été décimées en Europe ces dix dernières années. Le serin, le chardonneret et le verdier ont presque disparu de Paris. Quand aux moineaux, avec la disparition des friches et la destruction des vieux bâtiments où ils nichent, bientôt ils ne seront qu’un doux souvenir. Emmanuel Macron est élu président. En 6 mois de vacuité il provoque l’effondrement des partis qui gouvernent la France depuis l’après-guerre. Il fait du parlement une start-up française. Il est jeune. Il a la tête d’un cover- boy. Il était banquier. On le voit sortant de ses conciliabules avec les syndicats. Lorsque son premier ministre lui demande comment les rencontres se sont passées, il se marre doucement et répond qu’il ne leur a rien dit. Jean-Claude Mailly, le secrétaire général de FO, dit, lui, que le dialogue et la concertation entre le gouvernement et les syndicats vont dans le bon sens. Macron dit encore, quelques jours après, devant une petite foule d’entrepreneurs high-tech, il y a les gens qui ont réussi et ceux qui ne sont rien. Bruno Latour, dans un entretien pour Le Nouvel Obs, dit que les super-riches ont renoncé à l’idée d’un monde commun (sic). A Hambourg le gouvernement allemand déploie 21 000 policiers avec des chiens, 3000 véhicules et 28 hélicoptères pour protéger Poutine, Trump, Erdogan, Macron et le monde commun des super-riches. Les martinets sont encore revenus ce printemps à Paris. DÉCOMPOSITION e 19/05/2018 Se désintégrer - Josep Rafanell i Orra https://lundi.am/Se-desintegrer 3/12 Dans son splendide commentaire de l’œuvre d’Etienne Souriau, David Lapoujade pose la question du monde commun. Il nous dit, le monde commun ne préexiste pas à l’expérience que l’on en fait. L’expérience étant située, elle impose une perspective qui fait monde : « le monde devient intérieur aux perspectives et se démultiplie par là même. Ce qui disparaît, ce n’est pas le monde mais l’idée d’un monde commun. La thèse perspectiviste, c’est qu’il n’y a pas d’abord un monde commun que chacun s’approprie pour en faire ’son’ monde, mais, l’inverse » [1]. Ce sont les perspectives singulières qui permettent l’instauration d’un monde. Le monde commun n’est, alors, qu’un potentiel d’existence, ou de coexistences (« on n’existe que de faire exister »). Ce qui nous importe ici ce n’est pas ce qui « est » mais les manières dont ce qui est peut devenir dans son rapport d’existence avec d’autres êtres. Autrement dit, c’est la virtualité de l’expérience des êtres qui a la plus grande réalité car c’est par elle que s’accomplissent les monde en train de se faire. On ne fait jamais l’expérience de ce que nous sommes, mais toujours de ce que nous sommes en train de devenir, quelque part. Quand à nous, nous dirons : il n’y a pas de monde commun, il y a seulement des formes de communisation. Face à la décomposition du monde commun des ’super-riches’, plutôt que dans une guerre sociale, nous sommes dans une guerre entre des milieux, ou devant la possibilité ou l’impossibilité de certains mondes à exister. Il y a le milieu global en décomposition, celui du monde total de l’économie dans lequel chacun devrait avoir sa place, entrepreneur dans une start-up ou mendiant dans un bureau d’aide sociale ; ceux qui sont tout et ceux qui n’étant rien sont sommés de devenir quelque chose par la grâce du monde commun de l’économie. Et puis, il y a les milieux singuliers qui s’afŸrment, fragmentaires, qui bifurquent, récalcitrants, qui interrompent le temps de la gouvernementalité et sa coïncidence avec le temps de l’économie. Ce que nous indique la politique, avant même l’affrontement entre des ’conceptions’ de la société c’est, d’abord, qu’il y a une incompossibilité entre des mondes. Entre celui d’un avenir probable et ceux, pluriels, des devenirs possibles. Contre l’avenir, des devenirs. Contre le Tout, des fragments. Mais il faudrait déjà arrêter le temps forcené de l’uniŸcation du monde. Bloquer le temps, nous dit Marcello Tarí, pour que puisse surgir, « une condensation d’expériences qui décident à un moment donné d’affronter le temps ennemi ». Et c’est alors qu’une « multiplicité d’états de conscience altérés » s’ouvre vers l’afŸrmation de nouveaux rapports au monde. Le blocage du temps, nous dit-il encore, est le cauchemar des patrons, des petits bourgeois et des gouvernants : leur soudaine conscience que le temps cesse d’être le leur, « et qu’il existe toujours, à chaque instant, la possibilité d’un temps où ils ne sont plus » [2]. Et c’est peut-être dans ce moment d’arrêt que la politique se dédouble en une cosmologie. Multiplicité des temps de la sécession pour faire exister les coalescences entre des modes d’existence dans d’autres mondes. 19/05/2018 Se désintégrer - Josep Rafanell i Orra https://lundi.am/Se-desintegrer 4/12 Pendant les luttes contre la Loi du travail, il fut moins question d’un énième mouvement social que d’une éthopoïètique : la présence des corps, des affects, des perceptions, des intelligences imposant de nouvelles relations dans l’espace public fantomatique. Coprésences intempestives dans les places, dans les débordements des manifestations... Composition entre des corps soudainement affranchis, désintégrés. Et parce que désintégrés, aux aguets, capables de s’attacher à nouveau, à nouveau attentifs, en mesure de partager des gestes, des nouveaux mots, des manières d’habiter le monde spectral de la métropole. Demain est annulé, pouvait-t-on lire sur les murs tagués de Paris. Comme la promesse d’une multitude d’ébauches d’existences à venir. Il nous faut bloquer le temps du monde commun des super-riches. Non, les luttes contre la loi du travail ne furent pas un mouvement social. Pas plus que celles menées par les Lakotas contre le pipeline à Standing Rock, ne sont un mouvement écologiste. Elles sont des luttes acharnées contre le nouveau Léviathan, la Métropole, et son entreprise furieuse d’institution du monde total du cauchemar intégré. Dans les rues de Paris ou uploads/Politique/ josep-rafanell-i-orra-se-de-sinte-grer.pdf

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