L'oeil du pouvoir Michel Foucault «L'oeil du pouvoir» (entretien avec J.-P. Bar

L'oeil du pouvoir Michel Foucault «L'oeil du pouvoir» (entretien avec J.-P. Barou et M. Perrot), in Bentham (J.), Le Panoptique, Paris, Belfond, 1977, pp. 9-31. Dits Ecrits III, texte 195 J.-P. Barou : Le Panoptique, de Jeremy Bentham, un ouvrage édité à la fin du XVIIIe siècle et demeuré inconnu ; pourtant, à son propos, tu as fait état de phrases aussi étonnantes que celles-ci : «Un événement dans l'histoire de l'esprit humain», «Une sorte d'oeuf de Colomb dans l'ordre de la politique». Quant à son auteur, Jeremy Bentham, un juriste anglais, tu l'as présenté comme le «Fourier d'une société policière». Nous sommes en plein mystère. Mais, toi-même, comment as-tu découvert Le Panoptique ? M. Foucault : C'est en étudiant les origines de la médecine clinique ; j'avais pensé faire une étude sur l'architecture hospitalière dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à l'époque où s'est développé le grand mouvement de réforme des institutions médicales. Je voulais savoir comment le regard médical s'était institutionnalisé ; comment il s'était effectivement inscrit dans l'espace social ; comment la nouvelle forme hospitalière était à la fois l'effet et le support d'un nouveau type de regard. Et en examinant les différents projets architecturaux qui ont suivi le second incendie de l'Hôtel-Dieu, en 1772, je me suis aperçu à quel point le problème de l'entière visibilité des corps, des individus, des choses, sous un regard centralisé, avait été l'un des principes directeurs les plus constants. Dans le cas des hôpitaux, ce problème présentait une difficulté supplémentaire : il fallait éviter les contacts, les contagions, les proximités et les entassements, tout en assurant l'aération et la circulation de l'air : à la fois diviser l'espace, et le laisser ouvert, assurer une surveillance qui soit à la fois globale et individualisante, tout en séparant soigneusement les individus à surveiller. Longtemps, j'ai cru qu'il s'agissait de problèmes propres à la médecine du XVIIIe siècle et à ses croyances. Par la suite, en étudiant les problèmes de pénalité, je me suis aperçu que tous les grands projets de réaménagement des prisons (ils datent d'ailleurs d'un peu plus tard, de la première moitié du XIXe siècle) reprenaient le même thème, mais, cette fois, sous le signe presque toujours rappelé de Bentham. Il n'était guère de textes, de projets concernant les prisons où ne se retrouvât le «truc» de Bentham. À savoir le panoptique. Le principe étant : à la périphérie, un bâtiment en anneau ; au centre, une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau. Le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment. Ces cellules ont deux fenêtres : l'une, ouverte vers l'intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour ; l'autre, donnant sur l'extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l'effet du contre-jour, on peut saisir de la tour, se découpant dans la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. En somme, on inverse le principe du cachot ; la pleine lumière et le regard d'un surveillant captent mieux que l'ombre, qui finalement protégeait. Déjà, il est frappant de constater que, bien avant Bentham, le même souci était présent. Il semble que l'un des premiers modèles de cette visibilité isolante ait été mis en oeuvre à l'École militaire de Paris en 1751, à propos des dortoirs. Chacun des élèves devait disposer d'une cellule vitrée où il pouvait être vu toute la nuit sans avoir aucun contact avec ses condisciples, ni même avec les domestiques. Il existait en outre un mécanisme très compliqué à seule fin que le coiffeur puisse peigner chacun des pensionnaires sans le toucher physiquement : la tête de l'élève passait hors d'une certaine lucarne, le corps restant de l'autre côté d'une cloison vitrée qui permettait de voir tout ce qui se passait. Bentham a raconté que c'est son frère qui, en visitant l'École militaire, a eu l'idée du panoptique. Le thème est dans l'air en tout cas. Les réalisations de Claude-Nicolas Ledoux, notamment la saline qu'il édifia à Arc-et-Senans, tendent au même effet de visibilité, mais avec un élément supplémentaire : qu'il y ait un point central qui soit le foyer d'exercice du pouvoir et, en même temps, le lieu d'enregistrement du savoir. Toutefois, si l'idée du panoptique précède Bentham, c'est Bentham qui l'a vraiment formulée. Et baptisée. Le mot même de «panoptique» apparaît capital. Il désigne un principe d'ensemble. Bentham ainsi n'a pas simplement imaginé une figure architecturale destinée à résoudre un problème précis, comme celui de la prison, ou de l'école, ou des hôpitaux. Il proclame une véritable invention dont il dit que c'est l' «oeuf de Christophe Colomb». Et, en effet, ce que les médecins, les pénalistes, les industriels, les éducateurs cherchaient, Bentham le leur propose : il a trouvé une technologie de pouvoir propre à résoudre les problèmes de surveillance. À noter une chose importante : Bentham a pensé et dit que son procédé optique était la grande innovation pour exercer bien et facilement le pouvoir. De fait, elle a été largement utilisée depuis la fin du XVIIIe siècle. Mais les procédures de pouvoir mises en oeuvre dans les sociétés modernes sont bien plus nombreuses et diverses et riches. Il serait faux de dire que le principe de visibilité commande toute la technologie du pouvoir depuis le XVIIIe siècle. M. Perrot : En passant par l'architecture ! Que penser, d'ailleurs, de l'architecture comme mode d'organisation politique ? Car, finalement, tout est spatial, non seulement mentalement, mais aussi matériellement dans cette pensée du XVIIIe siècle. M. Foucault : C'est que, me semble-t-il, à la fin du XVIIIe siècle, l'architecture commence à avoir partie liée avec les problèmes de la population, de la santé, de l'urbanisme. Auparavant, l'art de construire répondait surtout au besoin de manifester le pouvoir, la divinité, la force. Le palais et l'église constituaient les grandes formes, auxquelles il faut ajouter les places fortes ; on manifestait sa puissance, on manifestait le souverain, on manifestait Dieu. L'architecture s'est longtemps développée autour de ces exigences. Or, à la fin du XVIIIe siècle, de nouveaux problèmes apparaissent : il s'agit de se servir de l'aménagement de l'espace à des fins économico-politiques. Une architecture spécifique prend forme. Philippe Ariès a écrit des choses qui me paraissent importantes sur le fait que la maison, jusqu'au XVIIIe siècle, reste un espace indifférencié. Il y a des pièces : on y dort, on y mange, on y reçoit, peu importe. Puis, petit à petit, l'espace se spécifie et devient fonctionnel. Nous en avons l'illustration avec l'édification des cités ouvrières des années 1830-1870. On va fixer la famille ouvrière ; on va lui prescrire un type de moralité en lui assignant un espace de vie avec une pièce qui tient lieu de cuisine et de salle à manger, une chambre des parents, qui est l'endroit de la procréation, et la chambre des enfants. Quelquefois, dans les cas les plus favorables, on a la chambre des filles et la chambre des garçons. Il y aurait à écrire toute une histoire des espaces -qui serait en même temps une histoire des pouvoirs depuis les grandes stratégies de la géopolitique jusqu'aux petites tactiques de l'habitat, de l'architecture institutionnelle, de la salle de classe ou de l'organisation hospitalière, en passant par les implantations économico-politiques. Il est surprenant de voir combien le problème des espaces a mis longtemps à apparaître comme problème historico- politique : ou bien l'espace était renvoyé à la nature -au donné, aux déterminations premières, à la géographie physique, c'est-à-dire à une sorte de couche préhistorique ; ou bien il était conçu comme lieu de résidence ou d'expansion d'un peuple, d'une culture, d'une langue ou d'un État. En somme, on l'analysait ou bien comme sol, ou bien comme aire ; ce qui importait, c'était le substrat ou les frontières. Il a fallu Marc Bloch et Fernand Braudel pour que se développe une histoire des espaces ruraux ou des espaces maritimes. Il faut la poursuivre, en ne se disant pas seulement que l'espace prédétermine une histoire qui en retour le refond, et se sédimente en lui. L'ancrage spatial est une forme économico-politique qu'il faut étudier en détail. Parmi toutes les raisons qui ont induit pendant si longtemps une certaine négligence à l'égard des espaces, je n'en citerai qu'une, qui concerne le discours des philosophes. Au moment où commençait à se développer une politique réfléchie des espaces (à la fin du XVIIIe siècle), les nouveaux acquis de la physique théorique et expérimentale délogeaient la philosophie de son vieux droit à parler du monde, du cosmos, de l'espace fini, ou infini. Ce double investissement de l'espace par une technologie politique et une pratique scientifique a rabattu la philosophie sur une problématique du temps. Depuis Kant, ce qui pour le philosophe est à penser, c'est le temps. Hegel, Bergson, Heidegger. Avec une uploads/Politique/ l-oeil-du-pouvoir.pdf

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