A L'AVANT-GARDE DE QUEL THEATRE? Les dictionnaires ne nous disent pas de quand
A L'AVANT-GARDE DE QUEL THEATRE? Les dictionnaires ne nous disent pas de quand date exactement le terme avant-garde, au sens culturel. Il semble que ce soit une notion assez récente, née à ce moment de l'histoire où la bourgeoisie est apparue à certains de ses écrivains comme une force esthétiquement rétrograde, qu'il fallait contester. Il est probable que l'avant-garde n'a jamais été pour l'artiste qu'un moyen de résoudre une contradiction historique précise : celle-là même d'une bourgeoisie démasquée, qui ne pouvait plus prétendre à son universalisme originel que sous la forme d'une protestation violente retournée contre elle-même : violence d'abord esthétique, dirigée contre le philistin, puis d'une façon de plus en plus engagée, violence éthique, lorsque les conduites mêmes de la vie ont reçu à charge de contester l'ordre bourgeois (chez les Surréalistes, par exemple); mais violence politique, jamais. C'est que, sur le plan un peu vaste de l'histoire, cette protestation n'a jamais été qu'une procuration : la bourgeoisie déléguait quelques-uns de ses créateurs à des tâches de subversion formelle, sans pour cela rompre vraiment avec eux : n'est-ce pas elle, en fin de compte, qui dispense à l'art d'avant-garde le soutien parcimonieux de son public, c'est-à-dire de son argent? Le mot même d'avant-garde, dans son étymologie, ne désigne rien d'autre qu'une portion un peu exubérante, un peu excentrique de l'armée bourgeoise. Tout se passe comme s'il y avait un équilibre secret et profond entre les troupes de l'art conformiste et ses voltigeurs audacieux. C'est là un phénomène de complémentarité bien connu en sociologie, où Claude Lévi-Strauss l'a décrit excellemment : l'auteur d'avant-garde est un peu comme le sorcier des sociétés dites primitives : il fixe l'irrégularité pour mieux en purifier la masse sociale. Nul doute que dans sa phase descendante, la bourgeoisie [80] n'ait eu un besoin profond de ces conduites aberrantes, qui nommaient tout haut certaines de ses tentations. L'avant-garde, ce n'est au fond qu'un phénomène cathartique de plus, une sorte de vaccine destinée à inoculer un peu de subjectivité, un peu de liberté sous la croûte des valeurs bourgeoises : on se porte mieux d'avoir fait une part déclarée mais limitée à la maladie. Il va de soi que cette économie de l'avant-garde n'est réelle qu'à l'échelle de l'histoire. Subjectivement et au niveau du créateur même, l'avant-garde est vécue comme une libération totale. Seulement, l'Homme est une chose, les hommes en sont une autre. Une expérience créatrice ne peut être radicale que si elle s'attaque à la structure réelle, c'est-à-dire politique, de la société. Au-delà du drame personnel de l'écrivain d'avant-garde, et quelle qu'en soit la force exemplaire, il vient toujours un moment où l'Ordre récupère ses francs-tireurs. Fait probant, ce n'est jamais la bourgeoisie qui a menacé l'avant-garde; et lorsque le piquant des langages nouveaux est émoussé, elle ne met aucune objection à les récupérer, à les aménager pour son propre usage; Rimbaud annexé par Claudel, Cocteau académicien ou le surréalisme infusé dans le grand cinéma, l'avant-garde poursuit rarement jusqu'au bout sa carrière d'enfant prodigue : elle finit tôt ou tard par réintégrer le sein qui lui avait donné, avec la vie, une liberté de pur sursis. Non, à vrai dire, l'avant-garde n'a jamais été menacée que par une seule force, et qui n'est pas bourgeoise : la conscience politique. Ce n'est pas sous l'effet des attaques bourgeoises que le surréalisme s'est disloqué, c'est sous la vive représentation du problème politique, et pour tout dire, du problème communiste. Il semble qu'à peine conquise par l'évidence des tâches révolutionnaires, l'avant-garde renonce à elle-même, accepte de mourir. Il ne s'agit pas là d'un simple souci de clarté, de la nécessité, pour le créateur réaliste, de se faire entendre du peuple. L'incompatibilité est plus profonde. L'avant-garde n'est jamais qu'une façon de chanter la mort bourgeoise, car sa propre mort appartient encore à la bourgeoisie; mais l'avant-garde ne peut aller plus loin; elle ne peut concevoir le terme funèbre qu'elle exprime, comme le moment d'une germination, comme le passage d'une société fermée à une société ouverte; elle est impuissante par nature à mettre dans la protestation qu'elle élève, l'espoir d'un assentiment nouveau au monde : elle veut mourir, le dire, et que tout meure avec elle. La libération, souvent fascinante, qu'elle impose au langage, n'est en fait qu'une condamnation sans appel : toute sociabilité lui fait horreur, et à juste titre, puisqu'elle ne veut jamais en percevoir que le modèle bourgeois. Parasite et propriété de la bourgeoisie, il est fatal que l'avant-garde en suive l'évolution : il semble qu'aujourd'hui nous la voyons peu à peu mourir; soit que la bourgeoisie se réinvestisse complètement en elle et finisse par faire les beaux soirs de Beckett et d'Audiberti (demain, ce seront ceux de Ionesco, déjà bien acclimaté par la critique humaniste), soit que le créateur d'avant-garde, accédant à une conscience politique du théâtre, abandonne peu à peu la pure protestation éthique (c'est sans doute le cas d'Adamov), pour s'engager dans la voie d'un nouveau réalisme. Ici(1), où l'on a toujours défendu la nécessité d'un théâtre politique, on mesure pourtant tout ce que l’avant-garde peut apporter à un tel théâtre : elle peut proposer des techniques nouvelles, essayer des ruptures, assouplir le langage dramatique, représenter à l'auteur réaliste l'exigence d'une certaine liberté de ton, le réveiller de son insouciance ordinaire à l'égard des formes. L'un des grands dangers du théâtre politique, c'est la peur de tomber dans le formalisme bourgeois; cette hantise aveugle au point de renvoyer dans l'excès contraire : le théâtre réaliste succombe trop souvent sous la timidité de la dramaturgie, le conformisme du langage; par suspicion de l'anarchie, on en vient facilement à endosser les vieilles formes usées du théâtre bourgeois, sans comprendre que c'est la matérialité même du théâtre, et non seulement l'idéologie, qui doit être repensée. Ici, l'avant-garde peut aider. On peut le présumer d'autant mieux que bien de ses nouveautés proviennent d'une observation aiguë de l'actualité : les « hardiesses » qui choquent tant parfois la critique académique, sont, en fait et déjà, monnaie courante dans un art collectif comme le cinéma; tout un public populaire, surtout jeune, peut très bien, [82] ou en tout cas très vite, les comprendre. Et l'on pourrait attendre beaucoup d'un auteur dramatique qui saurait donner au nouvel art politique que l'on souhaite ici, les pouvoirs de déconditionnement de l'ancien théâtre d'avant-garde. 1. A Tbéitri ptpulàri. 1956, Théâtre populaire. Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, pp. 80-82. uploads/Politique/ barthes-a-l-x27-avant-garde-de-quel-theatre.pdf
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- Publié le Oct 30, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
- Langue French
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