La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 105 La “Théorie générale” e

La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 105 La “Théorie générale” et le keynésianisme 5 L'après-guerre au Canada : politiques keynésiennes ou nouvelles formes de régulation ? Alain Noël * « Il reste que si l'évolution du capitalisme à l'ancienne vers le capitalisme à la nouvelle mode n'avait dépendu que d'une conver- sion intellectuelle au système keynésien, elle aurait eu peu de chan- ce d'aller aussi loin [...]. Ce qui est caractéristique de la période d'après guerre, c'est que diverses forces indépendantes se sont conjuguées pour accroître les moyens de régulation de l'économie, tout en maintenant le volume de la demande à un très haut niveau.» Andrew Shonfield, Le capitalisme d'aujourd'hui. L'interprétation habituelle de la prospérité d'après guerre dans les économies capitalistes avancées accorde la priorité aux idées de Keynes. Simplifié, le raison- nement ressemble à ceci : pendant la Grande dépression, Keynes écrit la Théorie Générale, qui propose une solution théorique à la crise ; un à un, les gouverne- ments comprennent leurs erreurs et adoptent des politiques keynésiennes ; celles- ci sont efficaces et, en conséquence, une longue période de prospérité commence. Tous les auteurs n'accordent pas autant d'importance à la théorie que Paul Sa- muelson qui, encore en 1980, concluait que la science économique rend désor- * Professeur titulaire, Département de science politique, Université de Montréal. La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 106 mais les dépressions impossibles (1980, p. 251). Mais on s'entend en général pour parler de « révolution keynésienne », et pour faire de la théorie de Keynes la cau- se centrale de la prospérité d'après guerre (Attali, 1981, p. 51 ; Simeon, 1976, p. 572). Une telle interprétation semble d'ailleurs très bien rendre compte du cas cana- dien. C'est en effet le Canada qui aurait le plus rapidement et le plus complète- ment adopté les idées de Keynes (Galbraith, 1975, p. 137 ; Brady, 1958, p. 55). Il aurait alors s'agit d'une véritable « révolution », d'un évènement dont l'impact équivalait à celui de la découverte d'or au Yukon dans les années 1890 (Brewis, 1968, p. 16 ; Fowke, 1967, p. 257). Le succès aurait naturellement suivi ; si bien, en fait, que « by the early 50s, it was possible to claim that Canada was showing the way to the entire Western world in the proper application of these policies. » (Drummond, 1972, p. 46) 105 Bien sûr, ces évaluations de la première heure ont été nuancées depuis, le Ca- nada ayant au mieux adopté une version conservatrice de l'approche keynésienne, avec des résultats mitigés, au moins en termes de lutte contre le chômage (Belle- mare et Poulin Simon, 1983, pp. 169-76). Le postulat d'un après guerre keynésien n'en demeure pas moins généralement accepté ; tout au plus remet-on en question la pureté ou l'intensité de l'engagement gouvernemental. 106 C'est d'ailleurs à par- tir de ce postulat que se construisent les différentes explications de la crise des années 1970-80. Pour certains, la crise a été causée, ou au moins aggravée, par 105 Drummond fait référence aux politiques fiscales. Le keynésianisme est souvent vaguement défini, ou étendu à toute intervention macro-économique gouvernementale. Compte tenu du message central de Keynes -- l'idée selon laquelle le marché peut produire un équilibre sous-optimal -- il est plus juste de n'appeler keynésiennes que les politiques qui visent explicitement à modi- fier la conjoncture économique nationale. Au minimum, il faut parler de poli- tiques fiscales et monétaires de stabilisation. D'autres politiques peuvent s'ins- crire dans une démarche keynésienne, mais ce sont ces politiques de stabilisa- tion qui définissent le keynésianisme. 106 David Wolfe, par exemple, considère que le gouvernement a modifié l'ap- proche keynésienne en la reliant à ses politiques traditionnelles de dévelop- pement économique, basées sur l'exportation de matières premières (1984, p. 55). Diane Bellemare et Lise Poulin Simon insistent plutôt sur le fait que les politiques ont été limitées de façon à ne pas restreindre l'autonomie du secteur privé (1983, pp. 172-75). La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 107 l'abandon après 1975 des politiques keynésiennes en faveur du monétarisme. Les politiques n'auraient pas tant échoué qu'été délaissées, dans un contexte interna- tional d'austérité compétitive (Tobin, 1985 ; Wolfe, 1984 ; Bellemare et Poulin Simon, 1986, pp. 191-92). D'autres, par contre, insistent plus sur l'échec des poli- tiques keynésiennes face aux problèmes des années 1970. Valables jusqu'aux an- nées 1960, ces politiques auraient graduellement perdu leur efficacité, et ne pou- vaient dès lors qu'être remises en question (Manzer, 1985, pp. 41-42). Enfin, cer- tains font de la théorie et des politiques keynésiennes elles-mêmes les sources de la crise, et prônent par conséquent un retour à la théorie néo-classique et au libre- marché. Évidemment, la distinction faite ici est plus analytique que réelle. Belle- mare et Poulin Simon, par exemple, soulignent l'abandon de l'approche keyné- sienne mais retiennent également la seconde interprétation centrée sur l'échec des politiques. De même, le rapport de la Commission MacDonald combine des élé- ments de la seconde et de la troisième interprétations, retenant la perte d'efficacité des politiques et les limites de la théorie (Royal Commission on the Economic Union, 1985, p. 294). De toute façon, ce qui importe, c'est que l'ensemble des analyses partent du même postulat. Malgré des divergences fondamentales, on s'accorde sur le caractère keynésien de l'après guerre canadien, et même sur le succès relatif connu durant cette période, grâce à, ou en dépit des politiques adop- tées. C'est en fonction de ce postulat que de nouvelles options sont définies et proposées. Mais cette vision de l'après guerre correspond-elle à la réalité ? Peut-on vrai- ment parler de « révolution keynésienne » au Canada ? Bien sûr, le gouvernement canadien a commencé à se référer à Keynes et à parler de stabilisation macro- économique dès les années 1940 (Struthers, 1983, p. 204). Mais il ne faut pas confondre le discours et les politiques, ni les politiques et leurs effets. Pour parler d'un après guerre keynésien dans le sens où on l'entend habituellement, il faut pouvoir montrer qu'un lien causal relie au moins minimalement les idées aux poli- tiques et aux résultats. Or, cette séquence logique, implicite chez la plupart des auteurs, ne va pas de soi. Plusieurs anomalies, qui seront présentées dans la pre- mière partie de cet article, suggèrent qu'il convient de la réévaluer. C'est ce qui sera fait dans les deux parties suivantes, qui étudient les liens entre les idées et les politiques d'abord, et entre les politiques et les résultats ensuite. Ce bref survol La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 108 devrait également permettre d'offrir l'ébauche d'une interprétation alternative, qui sera discutée en conclusion. I. UNE PROSPÉRITÉ KEYNÉSIENNE ? Toute une série d'anomalies justifient un réexamen de la conception selon la- quelle l'après guerre au Canada a été keynésien, et ces anomalies concernent tous les aspects de la séquence idées-politiques-résultats, c'est-à-dire chaque élément et les liens entre eux. D'abord, les résultats ne sont pas aussi impressionnants qu'on peut le penser. La situation a été somme toute favorable, mais jamais au point d'obtenir un mar- ché du travail serré ou d'éliminer les périodes de récession (Bellemare et Poulin Simon, 1983, pp. 169-76). De plus, quels que soient les résultats, il est à peu près impossible de les relier aux politiques adoptées. Celles-ci ont pu contribuer à la prospérité d'après guerre, mais on ne peut vraiment dire dans quelle mesure (Bel- lemare et Poulin Simon, 1986, p. 117). En fait, tout indique qu'au mieux les poli- tiques fiscales - les politiques de stabilisation les plus efficaces - auraient eu un impact à peu près nul. Les études les plus charitables concluent que, globalement, elles n'étaient adéquates que deux fois sur cinq, et la moins favorable, qu'elles étaient déstabilisantes deux fois sur cinq (Gillespie, 1979, p. 276). Même les « stabilisateurs automatiques » semblent n'avoir eu que peu ou pas d'impact (Auld, 1969, p. 435). Il fallait donc recourir à des mesures discrétionnaires, et celles-ci pouvaient rarement être efficaces, en bonne partie à cause de la structure des dépenses fédérales et de la répartition des pouvoirs (Bellemare et Poulin Si- mon, 1986, pp. 132-35). Quant à la politique monétaire, elle n'a pas, jusqu'à ré- cemment, joué un rôle majeur. Le gouvernement canadien considérait que son potentiel était marginal, et ne l'a pas réellement utilisée (Lamontagne, 1984, p. 48 ; Deutsch, 1966, p. 126-27). Enfin, on ne peut attribuer la prospérité à l'utilisa- tion de déficits pour « amorcer la pompe » ou à la simple croissance des dépenses étatiques. 107 Au total, les dépenses gouvernementales augmentent pendant toute 107 Plusieurs auteurs réduisent la théorie keynésienne à cet aspect (par exem- ple : Weir et Skocpol, 1985). Il s'agit évidemment d'une simplification, qui La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 109 la période, mais ceci est compatible avec des surplus budgétaires de 1947 à 1957, et avec de légers déficits par la suite (Wolfe, 1985, pp. 113-7). De 1952 à 1977, la dette fédérale diminue en proportion avec le PNB (Bellemare et Poulin Simon, 1983, p. 168). Par ailleurs, uploads/Politique/ l-x27-apres-guerre-au-canada 1 .pdf

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