1 L’individu et le pouvoir Le concept de « bio-pouvoir » dans l’œuvre de Michel

1 L’individu et le pouvoir Le concept de « bio-pouvoir » dans l’œuvre de Michel Foucault Introduction Quand, comment et pourquoi le terme d’individu a-t-il fait son apparition dans le champ de la philosophie politique, dans le discours politique, dans la réflexion politique ? Que le pouvoir politique ait à gérer des hommes, s’applique sur des hommes, cela peut aller de soi. Mais qu’il porte sur des individus, cela est plus étrange. On peut imaginer que le pouvoir s’applique à des citoyens, des sujets, à un peuple, à une nation. Mais dire qu’il s’applique à des individus entraîne d’autres présupposés et d’autres conséquences. Ce sont ces présupposés et ces conséquences que nous aimerions examiner. L’examen de ces points nous conduira à proposer la thèse suivante : la notion d’individu a pu servir un moment à défendre une certaine conception de la liberté. Elle a fonctionné comme un instrument de libération. Mais peu à peu, elle en vient à devenir un obstacle à cette même libération. Elle est maintenant ce par quoi une certaine forme du pouvoir politique s’exerce sur nous et rend les hommes obéissants. Un renversement s’est opéré. C’est la généalogie de ce renversement que nous aimerions faire. Petit indice problématique : les grands textes qui énoncent les droits de l’homme ne parlent pas tous de l’individu. On peut même voir que cette notion se développe peu à peu et prend de plus en plus d’importance. Ainsi, dans la déclaration d’indépendance des Etats Unis d’Amérique du 4 juillet 1776, le mot individu n’apparaît tout simplement pas. Dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, le mot n’apparaît qu’une fois, à l’article 3 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793, il n’apparaît qu’une fois, à l’article 27 : « Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres. » Le moins que l’on puisse dire est que dans ces occurrences, le terme d’individu n’inspire guère confiance. En revanche, dans la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, le terme d’individu apparaît fréquemment. Par exemple à l’article 3 : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. » Le texte de 1948 hésite entre deux termes : l’individu et la personne, sans qu’un principe clair ne permette de comprendre le choix d’un terme plutôt que l’autre. Le plus souvent les articles où le terme « individu » apparaît le mettent en balance avec le terme « communauté ». Par exemple, l’article 29 déclare : « L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible. » Il y a donc une relative nouveauté du terme d’individu pour concevoir et comprendre les rapports à l’autorité politique. Mais cette nouveauté s’accompagne d’une importance centrale. En effet, on fait de l’individu un rempart contre le pouvoir de 2 l’Etat. Il est ce qu’on oppose au pouvoir quand celui-ci risque de l’écraser dans une masse sociale. Et nous opposons au pouvoir les exigences de l’individu et sa liberté. L’individualisme est synonyme de libéralisme. Tout se passe comme si l’individu était synonyme de liberté. Nous pensons que l’individu n’est plus synonyme de liberté, pour la simple raison que l’individu n’est pas tant ce qui s’oppose au pouvoir que l’objet propre du pouvoir. Le pouvoir, dans ses formes modernes fait de nous des individus, a besoin de ces individus et sait opérer sur des individus. Ce n’est donc pas au nom de l’individu que l’on pourra s’opposer à un pouvoir quand celui-ci en vient à être injuste. Pour comprendre comment le pouvoir politique en vient à se porter non plus sur des hommes, ni sur des sujets, ni sur des citoyens, mais sur des individus, comment s’est opéré ce basculement, nous suivrons les analyses de Michel Foucault sur ce qu’il appelle le bio-pouvoir. Ce concept a deux versants. On oublie souvent, dans les présentations que l’on fait de ce concept, le versant par lequel le bio-pouvoir porte sur l’individu. 1. Individus et organismes : la liberté comme indépendance. Pour comprendre un mot il est toujours profitable de le distinguer d’autres termes dont il semble très proche. En le distinguant, on verra apparaître des enjeux implicites dans les usages de ce mot d’individu. Dès les origines de la philosophie politique, l’individu est au centre de la réflexion qui imagine les différentes formes de gouvernement et de gouvernementalité. Ainsi, dans La République de Platon, celui-ci examine la question de la justice, en se demandant non pas ce qu’est la justice, mais ce qu’est un homme juste. La justice est d’abord une vertu individuelle, propre à certains hommes (et non pas individus). Devant la difficulté du problème, Platon a une idée méthodologique capitale. Pour mieux comprendre ce qu’est la justice, nous pouvons observé une image agrandie de l’homme : la cité. La gestion des rapports entre les individus n’est donc qu’un décalque du rapport à soi de cet individu lui-même. Par une logique d’emboîtement, il y a une parfaite continuité de l’individu au groupe. Et la cité n’est donc qu’un corps en plus grand (République, livre II, 368d-369d) Cette image aura une postérité considérable. Elle met en place ce que l’on nomme en philosophie politique la métaphore organiciste ou la conception organiciste de la société. Dans cette image l’individu est une partie d’un tout auquel il est subordonné, comme les membres d’un corps sont subordonnés à l’ensemble du corps. Pourtant on ne nomme pas cette image la métaphore individualiste, précisément parce qu’il y a une différence entre l’individu et l’organisme. On pense souvent que le mot individu vient du vocabulaire de la biologie et témoigne d’une proximité problématique entre biologie et politique. En fait, avant même de parler d’individus, le concept d’organisme pénètre la sphère politique. Mais alors quelle est la différence entre un organisme et un individu ? Il y a une différence fondamentale. L’idée d’organisme renvoie directement à l’idée d’interdépendance des parties entre elles. Un organisme est composé de parties qui ne sont rien en elles-mêmes mais qui sont toutes mutuellement nécessaires les unes aux autres. Ainsi le corps humain est composé d’un cœur, de poumons et d’un cerveau. Ce sont là trois organes vitaux. Si l’un d’eux est défaillant, c’est tout le corps qui meurt. Pour Platon, il en va de même dans une 3 société. Les différentes parties du corps politiques sont mutuellement dépendantes les unes des autres, même si elles n’ont pas la même importance. L’organisme suppose la dépendance. L’individu, indivisible suppose l’indépendance. La notion d’individu sert donc d’abord à revendiquer une liberté qui prend la forme de l’indépendance. L’enjeu de cette nuance est immense. Pour Platon, cette métaphore organiciste entraîne comme conséquence que la politique doit être subordonnée à la morale. Si on veut gouverner les hommes et les mener justement, il faut soi-même faire preuve de justice, il faut être soi-même un homme juste. C’est finalement le conseil que donnera Socrate à Alcibiade, dans le dialogue de Platon éponyme, portant comme sous-titre : « de la nature humaine. » Alcibiade appartient à la haute aristocratie. Mais il ne veut pas se contenter de cela. Il veut aussi se tourner vers le peuple, et prendre en main le destin de la cité. Si tu veux gouverner les hommes, commence par bien te gouverner toi-même. Mais ce qu’il y a de notable dans cette idée très socratique de la maîtrise de soi, c’est que ce soi-même, ce n’est absolument pas l’individu. Socrate ne dit pas : tu dois t’occuper de toi ; or tu es un homme ; donc je te pose la question : qu’est-ce qu’un homme ? La question de Socrate est beaucoup plus précise, beaucoup plus difficile, beaucoup plus intéressante : tu dois t’occuper de toi ; mais qu’est-ce que ce soi-même ? Ce n’est donc pas la question de la nature humaine mais celle du sujet. Et la réponse est donnée cent fois dans les dialogues de Platon : il faut s’occuper de son âme. L’Alcibiade est ainsi la forme inversée de la République. Et à la fin du dialogue, Alcibiade a bien compris ce que dit Socrate et il fait alors une promesse à Socrate. Quelle promesse ? C’est la dernière réplique d’Alcibiade : « En tout cas, c’est décidé, je vais commencer dès à présent à me préoccuper de… » Moi- même ? Non, de la justice. (Pour cette lecture de VAlcibiade, voir M. Foucault, L’herméneutique du sujet, cours du 6 janvier 1982) Pouvoir parler de l’individu comme entité politique pertinente suppose donc la remise en cause de cette interdépendance. L’individualisme politique suppose la séparation de la politique et de la morale. Et de fait, peu à peu, dans l’histoire de la philosophie politique on assiste à une autonomisation de la sphère uploads/Politique/ l-x27-individu-et-le-pouvoir-le-concept-de-bio-pouvoir-dans-l-x27-oeuvre-de-michel-foucault.pdf

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