La solitude de Machiavel par Louis Althusser Permettez-moi avant toute chose de
La solitude de Machiavel par Louis Althusser Permettez-moi avant toute chose de remercier l'association française de science politique et M. J. Charlot qui m'a fait le grand honneur de m'inviter à cet échange. Et laissez-moi vous confier sans attendre mon premier scrupule. Car votre association s'intéresse avant tout aux grands problèmes politiques actuels, et j'ai proposé un sujet qui sera peut-être jugé inactuel : Machiavel. Et de surcroît, c'est mon second scrupule, vous êtes accoutumés à entendre soit des hommes politiques connus, soit des historiens, soit des spécialistes de la science politique. Or je ne suis qu'un philosophe, et c'est en tant que philosophe que je voudrais aborder devant vous ce que j'ai appelé la solitude de Machiavel. Se déclarer simple philosophe, c'est dire qu'il y a quantité de questions auxquelles je serais fort embarrassé de répondre, et vous voudrez bien peut-être m'en excuser, si je parviens du moins à me faire entendre sur les quelques points que je voudrais aborder. J'espère que malgré la diversité de nos formations, de nos compétences, et de nos intérêts, un échange sera possible, dont j'attends personnellement beaucoup. Je sais que les usages de votre association veulent que l'invité réponde aux questions qui lui ont été adressées au préalable. Je pense que c'est le caractère inactuel et un peu insolite de mon sujet qui a dû faire hésiter mes interlocuteurs. Car je n'ai reçu que trois questions. L'une, de M. Pierre Favre, porte sur la conception de l'épistémologie que j'ai esquissée dans des essais philosophiques déjà anciens. Il me permettra de réserver cette question pour une conversation particulière, car elle est trop personnelle et nous écarterait de notre sujet. La seconde question, de Mme Ysmal, porte sur le jugement de Gramsci, que Machiavel est le théoricien de l'État national, donc de la monarchie absolue, comme État de transition entre la féodalité et le capitalisme, - mais je crois qu'il l'est dans des conditions tout à fait exceptionnelles, dont nous allons parler. La troisième question, de M. Portelli concerne le rapport existant entre la pensée de Machiavel et la tradition marxiste : oui, je crois à l'existence de ce rapport, mais il me semble de rencontre et de reprise, plutôt que de filiation directe. Nous pourrons aussi en parler. Si vous le permettez, je voudrais donc introduire au débat par quelques réflexions sur le thème choisi : la solitude de Machiavel. On ne manquera pas d'objecter que c'est un paradoxe de parler de solitude pour un auteur qui n'a cessé de hanter l'histoire, qui n'a cessé, depuis le XVIe siècle jusqu'à nos jours, et sans arrêt, d'être soit condamné comme le diable, comme le pire des cyniques, soit d'être pratiqué par les plus grands des politiques, soit d'être loué pour son audace et la profondeur de sa pensée (sous l'Aufklärung, le Risorgimento, par Gramsci, etc.). Comment prétendre que l'on puisse parler de la solitude de Machiavel quand on le voit constamment entouré dans l'histoire d'une immense compagnie d'ennemis irréductibles, de partisans, et de commentateurs attentifs ? On peut pourtant parler de sa solitude si on remarque la division que fait régner la pensée de Machiavel sur tous ceux qui s'intéressent à lui. Qu'il divise à ce point ces lecteurs en partisans et adversaires, et que, les circonstances historiques changeant, il ne cesse de les diviser, prouve qu'on peut difficilement lui assigner un camp, le classer, dire qui il est, et ce qu'il pense. Sa solitude c'est d'abord ce fait qu'il semble inclassable, qu'on ne peut le ranger dans un camp en compagnie d'autres penseurs, dans une tradition, comme on peut ranger tel auteur dans la tradition aristotélicienne, ou tel autre dans la tradition du droit naturel. Et c'est sans doute aussi parce qu'il est inclassable que des partis aussi différents et des auteurs aussi grands n'ont pu en venir à bout soit de le condamner, soit de l'adopter, sans qu'il leur échappe en partie, comme s'il y avait toujours dans Machiavel de l'insaisissable. Et si nous excluons les partisans, si, avec le recul du temps, nous considérons les commentateurs qui, depuis un siècle, travaillent sur son oeuvre, nous retrouvons dans leur surprise quelque chose de cette vérité. Je parlais à l'instant de la pensée de Machiavel. Or les grands commentateurs modernes ont en fait repris à leur compte, mais de manière réfléchie, comme appartenant en propre à la pensée de Machiavel, un trait qui peut expliquer les violentes divisions que Machiavel a inspirées dans l'histoire. Cette pensée en effet a toutes les apparences d'une pensée classique qui se donne un objet, par exemple Le Prince,\ les différentes espèces de principautés, qui analyse les formes de principautés, la manière de les conquérir et de les conserver, la manière de les gouverner. Avoir toutes les apparences d'une pensée classique, c'est avoir toutes les apparences d'une pensée reconnaissable, identifiable et rassurante, toutes les apparences d'une pensée qui peut être comprise d'une manière non équivoque, même si elle laisse des problèmes ouverts. Or les commentateurs s'accordent presque tous à reconnaître qu'il y a chez Machiavel tout autre chose que des problèmes ouverts mais une énigme, et que cette énigme est comme indéchiffrable. Croce, à la fin de sa vie, disait : la question de Machiavel ne sera jamais réglée. Cette énigme peut prendre différentes formes, par exemple la forme bien connue : Machiavel est-il monarchiste ou républicain ? Elle peut prendre des formes plus subtiles : comment se fait-il que sa pensée soit à la fois catégorique et se dérobe ? Pourquoi procède-t-elle, comme l'a remarquablement montré Claude Lefort dans sa thèse, par interruptions, digressions, contradictions laissées en suspens ? Comment se fait-il qu'une pensée apparemment si maîtrisée soit en fait aussi présente et fuyante, achevée et inachevée dans son expression même ? Autant d'arguments déconcertants pour soutenir l'idée que la solitude de Machiavel tient au caractère insolite de sa pensée. Et ce ne sont pas les seuls commentateurs qui peuvent en témoigner, mais les simples lecteurs. Aujourd'hui même, celui qui ouvre le Prince et les Discours, ces textes vieux de 350 ans, se trouve comme saisi de ce que Freud appelait une étrange familiarité, Unheimlichkeit. Voici que ces textes anciens nous interpellent comme s'ils étaient de notre temps, et nous saisissent comme s'ils avaient été, en quelque façon écrits pour nous et pour nous disent quelque chose qui nous touche directement, sans que nous sachions exactement pourquoi. Cette impression étrange, de Sanctis l'a bien notée au XIXe siècle, lorsqu'il a dit de Machiavel : « Il nous frappe par surprise, et nous laisse pensifs... » Pourquoi ce coup, pourquoi cette surprise ? Pourquoi pensifs ? Parce que sa pensée se poursuit en nous, malgré nous. Pourquoi pensifs ? Parce que cette pensée ne peut se poursuivre en nous qu'en dérangeant ce que nous pensons, nous ayant saisis par surprise. Comme une pensée infiniment proche que nous n'aurions pourtant jusque-là jamais rencontrée, et. qui aurait sur nous ce pouvoir surprenant de nous laisser interdits. Interdits devant quoi ? Interdits non devant une découverte ordinaire, la découverte de celui qui aurait été le fondateur de la science politique moderne et qui en aurait traité, comme le dit par exemple Horkheimer, à l'exemple de ce que devait faire Galilée, cherchant à établir les variations des éléments unis dans un rapport constant, qui en aurait donc traité sur le mode positif du « c'est ainsi » et « voici les lois » qui gouvernent le gouvernement des Etats. Non, ce n'est pas une découverte de cet ordre qui nous laisse interdits, car si cette découverte a passé dans notre culture et s'est prolongée dans toute une tradition scientifique, alors nous y sommes habitués, et elle n'a plus rien pour nous surprendre, pour « nous frapper de surprise ». Et pourtant Machiavel s'annonce lui-même à la manière de tous les grands découvreurs politiques, comme le feront Vico et Montesquieu, comme l'inventeur d'une nouvelle connaissance galiléenne, et sa pensée est comme restée sans suite, isolée dans le temps et l'individu qui l'ont vu naître, et fait naître. Nous touchons ici à un point décisif de la solitude et de l'insolite chez Machiavel. Mais avant d'y venir et pour y parvenir, je voudrais montrer qu'il faut d'abord dissiper la forme classique de l'énigme de Machiavel. Cette forme classique peut s'énoncer comme suit : Machiavel a-t-il été au fond de lui monarchiste, comme semble l'indiquer le Prince, ou républicain, comme semblent l'indiquer les Discours sur le Xe Décade. C'est ainsi qu'on pose couramment la question, mais poser la question ainsi, c'est accepter comme allant de soi une classification préalable des gouvernements, une typologie des gouvernements, classiquedepuis Aristote qui considère les différentes formes de gouvernements, leur normalité et leur pathologie. Or justement, Machiavel n'accepte pas et ne pratique pas cette typologie, et n'assigne pas à ses réflexions de déterminer l'essence de tel type de gouvernement. Son propos est tout différent. Il consiste, comme l'a bien compris de Sanctis et, à la suite Gramsci, non pas tant à faire la théorie de l'État national existant en France ou uploads/Politique/ la-solitude-de-machiavel-althusser.pdf
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- Publié le Mai 25, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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