7 LES INTELLECTUELS ET LE POUVOIR : DES « IDIOTS UTILES » AUX PROPHÈTES D’INSTI
7 LES INTELLECTUELS ET LE POUVOIR : DES « IDIOTS UTILES » AUX PROPHÈTES D’INSTITUTION François HOURMANT En octobre 2005, pour fêter son dixième anniversaire, le mensuel britan- nique Prospect lançait une grande consultation auprès de ses lecteurs pour désigner les plus grands intellectuels mondiaux du moment. Les lecteurs devaient choisir cinq noms parmi les cent proposés. Dans le top 10 venaient par ordre : 1 Noam Chomsky, 2 Umberto Eco, 3 Richard Dawkins, 4 Vaclav Havel, 5 Christopher Hitchens, 6 Paul Krugman, 7 Jürgen Habermas, 8 Amartya Sen, 9 Jared Diamond, 10 Salman Rushdie 1. Il faut bien évidemment se méfi er de ces « hits parades » intellectuels. Pierre Bourdieu avait déjà, à propos de la France, souligné les enjeux et les biais de ces classements. Ces derniers fournissent d’abord et avant tout une bonne mesure de la visibilité journalistique en ce qu’ils créent une hiérarchie des intellectuels propre aux journalistes, qui constituent la majorité du jury sélectionné, et une catégorie spéciale « d’intellectuels-pour-les médias » dont Bernard-Henri Lévy fi gure l’exemplaire incarnation. D’où le caractère problé- matique de ce type de palmarès qui, en 1981, permettait au magazine Lire de présenter, aux côtés de Claude Lévi-Strauss, Raymond Aron, Michel Foucault, Jacques Lacan, Simone de Beauvoir, Marguerite Yourcenar, Fernand Braudel et Michel Tournier, un « essayiste télégénique pour un prétendant à la succes- sion de l’auteur de L’être et le néant et de la Critique de la raison dialectique 2 ». S’il témoigne d’une chose, ce « référendum » lancé par Prospect, c’est bien de l’éclipse des fi gures intellectuelles françaises sur la scène britannique et la sur-représentation du monde anglo-saxon. Ce constat doit-il être imputable à une simple variable conjoncturelle : la disparition des maîtres à penser et des grandes fi gures intellectuelles de l’après-guerre (Sartre mais aussi Foucault, Derrida, Deleuze, Baudrillard ou Bourdieu) ? À un effet d’optique 1. Voir Courrier international, « Les intellectuels, une exception française ? », no 812, 24-31 mai 2006, p. 53. 2. BOURDIEU P., Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, annexe 3 : « Le Hit parade des intellectuels français ou qui sera juge de la légitimité des juges ? », p. 277. [« Les intellectuels et le pouvoir », François Hourmant et Arnauld Leclerc (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1830-8 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] FRANÇOIS HOURMANT 8 inversement comparable à celui qui tendait, par gallo-centrisme, à suréva- luer l’infl uence des intellectuels français et à méconnaître la visibilité inter- nationale des Chomsky, Rawls ou Habermas ? Ou, de façon plus structurelle, est-il lié à l’internationalisation des échanges culturels – asymétriques – et des engagements politiques à l’heure de la mondialisation ? À la suprématie acquise de la langue anglaise sur le marché des biens symboliques et des idées politiques ? Car l’hégémonie linguistique de l’anglais contribue sans doute pour une large part à construire une « tour d’ivoire invisible » qui ferme au marché anglo-saxon les œuvres des penseurs continentaux qui ne sont que peu traduits. La masse des traductions ne représenterait ainsi en Grande-Bretagne que 3 % du marché quand elle est de 25 % en France 3. Faut-il lire dans ce palmarès l’indice de la faible porosité des notorié- tés renvoyant au caractère immuablement national de l’engagement des intellectuels français ou de leur rayonnement ? Le déclin du prestige de la culture française ? Ou le symptôme évident de l’étanchéité des frontières linguistiques, culturelles ou idéologiques ? Une chose est sûre toutefois : c’est, par-delà l’existence des idiosyncrasies nationales, la permanence du lien noué entre le rayonnement intellectuel et l’engagement politique. Si les noms ont changé, si Chomsky a remplacé Sartre, la visibilité internationale reste souvent indissociable d’une radicalité politique ou d’une contestation idéologique. Il y a là en quelque sorte une « constante de position » qui explique la prééminence de Chomsky, fi gure métonymique et substitutive de l’intellectuel prophétique sartrien. Mais ce classement atteste aussi l’évolution opérée sur le marché des idées. En effet, il convient de noter les mouvements qui s’opèrent sur fond de transferts culturels et de transnationalisation. La fi gure de l’intellectuel, née dans le terreau hexagonal au moment de l’affaire Dreyfus, « acte de baptême » ou de naissance de l’intellectuel 4, a essaimé avec succès hors de son aire géographique d’origine comme en témoigne le palmarès de Prospect qui la consacre en la banalisant. La posture prophétique n’est plus la marque de fabrique exclusive de l’intellectuel français. Importée dans le monde anglo-saxon, cette fi gure de « l’intellectuel universaliste », intervenant sur tous les fronts en se prévalant du capital symbolique acquis dans sa spécialité, témoigne de la réussite de la greffe opérée. Mais cette consécration ne doit pas masquer la diversité des situations et des contextes. Elle soulève la question de la circulation internationale des idées ainsi que des modes d’intervention 5. 3. POIRIER A. C., The Guardian, repris in Courrier international, no 812, 24-31 mai 2006. 4. Sur ce thème, dans une bibliographie foisonnante et pour illustrer les deux grands courants historiographiques en France, voir CHARLE C., Naissance des intellectuels, Paris, Minuit, 1990 ; ORY P. et SIRINELLI J.-F., Histoire des intellectuels en France de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1992. 5. SAPIRO G., « Modèles d’intervention politique des intellectuels. Le cas français », Actes de la recherche en science sociales, 2009/1-2, no 176-177, p. 8-31. [« Les intellectuels et le pouvoir », François Hourmant et Arnauld Leclerc (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1830-8 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] LES INTELLECTUELS ET LE POUVOIR… 9 Les analyses regroupées à la suite d’un colloque organisé à la faculté de droit et de science politique de Rennes le 18 janvier 2010 s’inscrivent dans une approche comparée. Elles questionnent différentes aires géographiques (France, Allemagne, Angleterre, États-Unis et Chili) et entendent appréhen- der les hybridations, parfois inattendues, de ces postures intellectuelles et leurs rapports au pouvoir politique. Entre mimétisme et ré-invention : car il est évident que le modèle dreyfusard n’est qu’une modalité de la fi gure de l’intellectuel, y compris en France. On connaît en effet les variations qu’a pu susciter la question des clercs 6, le raffi nement typologique auquel il a pu donner lieu : « intellectuel spécifi que » cher à Michel Foucault ; « intellectuel médiatique » dont l’invention serait consubstantielle à l’apparition fracas- sante des Nouveaux Philosophes et de leur mentor Bernard-Henri Lévy sur la scène intellectuelle française, inaugurant, selon l’expression de Pierre Bourdieu dans son essai Sur la télévision le temps des fast thinkers ; « intellec- tuel démocratique » pour Olivier Mongin, et, plus récemment, « intellectuel total » et « intellectuel collectif » théorisés par Pierre Bourdieu 7. Rendre compte de ces parcours et de ces déclinaisons suppose alors de considérer leurs modes de production et d’énonciation. Il s’agit d’identi- fi er des contextes (à la fois culturels, politiques, sociaux, académiques…) susceptibles d’expliquer la sédimentation de deux grandes matrices d’inter- vention des intellectuels dans l’espace public et ainsi esquisser un embryon typologique : « l’intellectuel français universaliste » et « l’intellectuel expert anglo-saxon 8 ». Esquisse typologique On peut en effet céder aux sirènes de la démarche idéal-typique et repérer deux modèles qui dessinent la carte des engagements, à défaut de restituer fi dèlement le territoire, des intellectuels dans l’espace public et élucider les modalités de ce pouvoir d’infl uence souvent prêté aux clercs. Un jeu d’oppositions peut alors schématiser les caractéristiques invariantes de ces deux modèles. Tout en soulignant qu’il s’agit là de deux types-idéaux et qu’aujourd’hui, si ces deux matrices peuvent encore fonctionner, elles sont le support d’un certain nombre de greffes qui ouvrent un jeu de combinatoires, diluent les 6. Voir par exemple la typologie dressée par Gérard Noiriel qui distingue trois fi gures de l’intellectuel : « l’intellectuel révolutionnaire », « l’intellectuel de gouvernement » et « l’intellectuel spécifi que » (NOIRIEL G., Les fi ls maudit de la République. L’avenir des intellectuels en France, Paris, Fayard, 2005). 7. MONGIN O., Face au scepticisme. Les mutations du paysage intellectuel ou l’invention de l’intel- lectuel démocratique, Paris, La Découverte, 1994 ; BOURDIEU P., Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992. 8. Sur cette dichotomie, voir aussi MATONTI F. et SAPIRO G., « L’engagement des intellectuels : nouvelles perspectives », Actes de la recherche en science sociales, 2009/1-2, no 176-177, p. 4-7. [« Les intellectuels et le pouvoir », François Hourmant et Arnauld Leclerc (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1830-8 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] FRANÇOIS HOURMANT 10 frontières et le cadre. Elles visent, de façon plus dynamique, à rendre compte de la circulation des modèles, celui de l’intellectuel dreyfusard comme celui de l’intellectuel sectoriel ou expert. Le premier accorde la prééminence, visible dans le titre même des articles, au nom propre, capital personnel ostensiblement souligné et revendiqué par les intellectuels comme signe distinctif : René Guénon, Raymond Aron, Bernard-Henri Lévy, Pierre Bourdieu ainsi que leur traduction américaine, à travers la trajectoire de Charles Wright Mills ou allemande avec celle de Jürgen Habermas. Cette nébuleuse hétérogène, sur uploads/Politique/ les-intellectuelle-et-le-pouvoir.pdf
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- Publié le Aoû 03, 2021
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