1 INTRODUCTION «Le Maroc ressemble à un arbre dont les racines nourricières plo
1 INTRODUCTION «Le Maroc ressemble à un arbre dont les racines nourricières plongent profondément dans la terre d’Afrique, et qui respire grâce à son feuillage bruissant aux vents de l’Europe.» Hassan II, Roi du Maroc (1929-1999) 1- Le contexte historico-littéraire postcolonial marocain Le vendredi 2 mars 1956, aux termes de négociations menées en France, un document était signé par lequel la France reconnaissait officiellement au Maroc son indépendance et son unité. Au cours de cette journée le protectorat prenait donc fin. La puissance coloniale, en se retirant, laisse en place le système politique du sultanat, converti formellement en royauté par le jeune souverain Hassan II, qui accède au trône alaouite à la mort de son père, en 1961. Ce nouveau régime se trouve soudainement face à une situation particulièrement conflictuelle: le Maroc issu de la colonisation est un pays largement déstructuré, où les cadres militaires proches du pouvoir sont d’anciens officiers du protectorat, où la revendication syndicale s’organise autour de l’ex parti communiste et où les militants nationalistes de l’Istiqlal revendiquent leur place dans le redéploiement politique en cours. Le trône réagit avec violence aux contestations et le roi Hassan II avec son bras droit, le général Oufkir, 2 cherchent à décapiter la gauche en visant d’abord les leaders, Moumen Diouri, Cheikh El Arab, le Fqih Basri et tous ceux dont l’audience risquait de devenir internationale. Les soulèvements populaires de Casablanca, en mars 1965, donnent lieu à une sanglante répression face à laquelle la gauche se radicalise dans des mouvements révolutionnaires clandestins, d’obédience marxiste et constitués en Front, qui se substituent aux partis et aux syndicats officiels. Les grèves d’étudiants et de lycéens se multiplient, dégénèrent en manifestations; s’ouvre l’ère des arrestations et des grands procès dont le premier coïncide avec de violentes grèves d’étudiants qui vont entraîner une répression contre l’Union Marocaine des Étudiants Marocains et l’Union Nationale des Forces populaires (Parti socialiste). Dans ce climat de tension, l’armée tente à son tour de s’emparer du pouvoir: le coup d’état du juillet 1971 fait vaciller le trône et l’oblige à proposer, l’année suivante, une troisième Constitution qui met sur les rails une démocratie encadrée et étroitement liée au Palais royale qui, pourtant, restera en vigueur jusqu’à la réforme constitutionnelle de 19921. C’est dans ce contexte explosif que naît, en 1966, la revue Souffles, dont on mesure mieux aujourd’hui l’importance dans l’orientation et le développement au Maroc d’une littérature postcoloniale de langue française. Fondée par Abdellatif Laâbi autour d’un collectif d’intellectuels, d’écrivains et de plasticiens, Souffles s’engage d’abord dans une action culturelle de refondation qui cherche à penser le problème de l’identité nationale en relation avec la situation linguistique, les pratiques artistiques et les mouvements de libération qui agitent l’Afrique et le Proche-Orient. Dans le prologue du premier nombre, qui prend valeur de manifeste, Laâbi revendique ainsi la naissance d’une nouvelle écriture capable à la fois de rompre avec «la contemplation pétrifiée du passé, la sclérose 1Pour la situation historique du Maroc postcolonial voir: Lugan, Bernard, Histoire du Maroc, Librairie Académique Perrin/Critérion, 2000, 372 p. 3 des formes et des contenus, l'imitation à peine pudique et les emprunts forcés»2 et de dépasser la problématique de l’acculturation dans laquelle s’inscrit la littérature maghrébine de langue française: Faut-il l’avouer, cette littérature ne nous concerne plus qu’en partie, de toute façon elle n’arrive guère à répondre à notre besoin d’une littérature portant le poids de nos réalités actuelles, des problématiques toutes nouvelles en face desquelles un désarroi et une sauvage révolte nous poignent3. C’est, donc, en engageant la littérature dans un mouvement général de contestation et de revendication culturelles que le groupe Souffles lui assigne sa fonction subversive. Il s’agit de rompre avec le passé en déconstruisant les modèles académiques; il s’agit d’être actif dans les luttes présentes, dans l’optique d’une culture nouvelle à construire. Le double front sur lequel se jouait le destin de Souffle était le reflet de la double menace de la néo-colonisation qui se proposait à travers l’extension de la langue française et de la féodalisation, avec le renforcement du pouvoir politique. Un engagement politique autant que poétique donc, qui caractérise la position de ces intellectuels dès le début de leur carrière. La première convention que l’écriture subversive du groupe cherche à faire tomber, est la notion même de genre romanesque: il n’est pas indifférent que les écrivains qui collaborent à Souffles soient majoritairement des poètes, qu’il s’agisse de membres fondateurs du groupe comme Abdellatif Laâbi, Mostafa Nissaboury, Abdellaziz Mansouri ou Bernard Jakobiak, ou des collaborateurs qui se reconnaissent dans son action, comme Abdelkebir Khatibi au Maroc, Mohammed Khaïr-Eddine et Tahar Ben Jelloun en France. Le premier but de la subversion qui relève d’une rupture avec le passé, se traduit donc par une déconstruction de ce genre occidental qu’on appelle roman, véhiculé par l’école et par la culture françaises. 2 Laâbi, Abdellatif, Prologue, «Souffles», 1966, numéro 1, premier trimestre, pp.3-6 3 Ibidem 4 Dès lors les formes narratives telles qu’elles se manifestent chez les écrivains fondateurs ou affiliés de la revue Souffles, doivent se définir en dehors du code romanesque, dans une interaction constante entre le poétique et le narratif. Et bien que dans le prologue-manifeste Laâbi glissait sur la question de la langue4, celle-ci va se poser très vite, en étant le français désormais énormément répandu même dans le Maroc indépendant. Cette généralisation de l’enseignement en français, effet d’une politique de scolarisation massive, unie au retard de l’arabisation, provoquent un sentiment d’inquiétude et instituent un contexte de diglossie et de compétition symbolique entre les langues, qui oblige les écrivains à se déterminer par rapport à leur usage du français. Laâbi, dans un numéro spécial de Souffles "Nous et la Francophonie", prend les distances en définissant sa pratique du français comme une sorte d’opération transitoire de transcodage dominée par la défiance5, tout en rappelant la nécessité d’une unification future de la littérature nationale en langue arabe. «À la violence du pouvoir et à l’urgence de l’action, les écrivains répondent par une violence du texte »6 nous dit Marc Gontard, où la désarticulation des formes traditionnelles, l’éclatement syntaxique et l’hallucination de la parole, vont devenir les caractéristiques de l’écriture narrative de la nouvelle génération. La revue constitue, donc, la première ouverture de la société intellectuelle marocaine à un savoir nouveau, plus critique et reflet de la réalité d’un pays déchiré dans ses structures politiques et même 4«La langue d’un poète est d’abord " sa propre langue ", celle qu’il crée et élabore au sein du chaos linguistique, la manière aussi dont il recompose les placages de mondes et de dynamismes qui coexistent en lui». Laâbi, Abdellatif, Prologue, «Souffles»,1966, numéro 1, premier trimestre, pp.3-6 5«Notre attitude, nous pouvons la caractériser par la formule de co-existence, mais une co- existence non pacifique, empreinte de vigilance. Nous sommes constamment sur nos gardes. Assumant provisoirement le français comme instrument de communication, nous sommes conscients en permanence, du danger dans lequel nous risquons de tomber et qui consiste à assumer cette langue en tant qu’instrument de culture» Laâbi, Abdellatif, Nous et la francophonie, «Souffles», 1970, numéro 18, p. 36 6Gontard, Marc, Violence du texte: étude sur la littérature marocaine de langue française, Paris- Rabat, L’Harmattan-SMER, 1981, 169 p. 5 dans sa langue. Précisément pour cette raison, la répression ne se fera pas attendre et en 1972, après 22 numéros en français et 6 en arabe sous le nom d’Anfas, la revue sera définitivement interdite et l’on assistera à l’incarcération de Laâbi et Serfaty, avec 138 intellectuels et militants. Il faudra l’action conjuguée des comités de soutien, de la presse internationale et des interventions politiques franco- américaines pour que Laâbi soit libéré, en 1980, après huit ans et demi de prison, tandis que Serfaty devra attendre jusqu’en 1991. Témoins d’une période historique difficile à exorciser, même des écrivains comme Khatibi ou Ben Jelloun, qui se sont éloignés du groupe après la prise de position politique, restent fidèles à un esprit et une esthétique qui font de l’artiste, selon une belle image de Laâbi, un «bloc enraciné et irradiant. Volcan éruptif».7 Les dispositifs narratifs inaugurés par Souffles, qui tentent de donner de la réalité socioculturelle une vision de l’intérieur en opposition aux représentations mythiques et idéologiques des écrivains français, voyageurs ou résidents, fonctionnent, dans la littérature marocaine de langue française, jusque dans les années Quatre-vingt. Politiquement, la décennie suivante voit l’élimination de l’extrême-gauche, réduite à une instance officielle à la combativité émoussée par les épurations précédentes, et les états-majors qui tergiversent entre le jeu d’équilibre démocratique et la crainte de se compromettre avec un régime qui n’en respecte pas toujours les règles. De plus, les révoltes qui troublent le Maroc en 1984, et la situation insurrectionnelle qui, pendant une semaine, coupe la ville de Fès du reste du pays, à la veille de la guerre du Golfe, prennent déjà une autre tournure et annoncent la montée de l’intégrisme, favorisée par la création, dans les universités, de départements d’études islamiques. Ce bouleversement de la scène politique, l’appauvrissement des classes populaires, sensibles aux arguments intégristes et, aussi, le désarroi uploads/Politique/ laimance-dans-loeuvre-dabdelkebir-khatib-pdf.pdf
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- Publié le Mar 13, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
- Langue French
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