Claire Gallien, Le manuel de langue orientale, reflet d’une politique coloniale
Claire Gallien, Le manuel de langue orientale, reflet d’une politique coloniale ? Le cas anglais en Inde (1770-1800) Claire Gallien (Paris-Diderot) Au XVIIe siècle et encore très largement au XVIIIe siècle, l’apprentissage des langues orientales en Europe a pour principal objectif d’accéder aux textes sacrés, et ne réserve qu’une place secondaire aux langues vernaculaires : seuls les jésuites en poste en Inde – notamment en Inde du sud – s’intéressent non seulement au sanskrit mais aussi aux langues parlées. La publication en 1771 de la grammaire persane de William Jones, contemporaine de l’intensification de la politique britannique de conquêtes dans les provinces du Bengale, du Mysore et de l’empire marathe, marque une évolution. La présence britannique en Inde change alors de nature : le ‘Regulating Act’ de 1773 confère à l’Etat colonial des pouvoirs administratifs, fiscaux et judiciaires nouveaux. A travers la East India Company, il s’appuie cependant sur des institutions locales. Le gouverneur général Warren Hastings ouvre ainsi en 1780 une madrassa pour former un personnel juridique indien compétent. Certains administrateurs envisagent de renforcer l’apprentissage des langues indiennes par le personnel britannique et publient à cet effet des grammaires et dictionnaires de persan, d’hindoustani et de bengali. Dans le même esprit, Lord Wellesley fonde en 1800 le Collège de Fort William, symbole de ce qu’on a appelé la phase ‘orientaliste’ de la colonisation, par opposition à une période ‘angliciste’ après 1830. L’effort d’adaptation du droit aux coutumes indigènes se heurte néanmoins à la multiplicité des langues en usage en Hindostan, la province du Nord- Est où les Britanniques sont alors le mieux implantés. Persan, sanskrit, hindoustani, bengali… : jusqu’en 1800, la question des langues à privilégier reste objet de débats parmi les Britanniques. 1. Description des manuels de langues indiennes publiés entre 1770 et 1800 1. 1 D’une grammaire savante à une grammaire pratique La forme du manuel de langue tel qu’il s’est imposé au XIXe siècle (avec dialogues, points de grammaire et exercices) n’existe pas encore en 1770. Ceux qui souhaitent apprendre les langues orientales ont à leur disposition des grammaires, des lexiques et des dictionnaires dont l’approche est philologique et savante – c’est encore le cas de la Grammaire persane de William Jones qui recommande la lecture et l’imitation du Gulistan de Sādi ou du Anvar-e Soheyli de Kashefi. Entre 1770 et 1800, le contenu des grammaires de langues orientales se transforme pour servir non plus un cursus universitaire classique, mais un intérêt colonial pratique. Cette mutation se traduit notamment par la présence de transcriptions phonologiques qui doivent permettre à l’élève d’acquérir des compétences orales et par des exemples tirés de situations courantes (et non plus seulement de grands auteurs de la littérature arabe ou persane). Les ouvrages de John Gilchrist, professeur d’hindoustani au Collège de Fort William, en témoignent. Pour la première fois une institution prend en charge l’enseignement de langues orientales vivantes et développe son enseignement à partir de manuels. 1. 2 Analyse de la production. L’analyse des manuels de langues indiennes permet d’observer : (1) Une augmentation du nombre des publications à partir de 1770 et une diversification des formats (avec une tendance à leur réduction) ; (2) Un inégal intérêt pour les langues du nord de l’Inde. Les grammairiens s’intéressent essentiellement à l’apprentissage du persan (9 titres) et de l’hindoustani (ourdou) (5 titres) aux dépens du bengali (1 seul titre). Malgré la fascination que suscite l’Inde classique, aucune grammaire sanskrite n’est publiée au cours du dernier tiers du siècle. (3) La prédominance d’auteurs qui, employés par la East India Company, ont eu une expérience concrète du pays et des pratiques coloniales ; (4) Un financement de la plupart des publications par le conseil administratif de la East India Company, ceci depuis le ‘Regulating Act’ de 1773 ; (5) Le public visé n’est plus tant composé d’universitaires que de futurs administrateurs de la Compagnie. 1.3. Modification du contenu Le contenu des grammaires se modifie aussi profondément. Alors que les grammaires classiques avaient tendance à analyser les éléments d’une phrase de manière isolée, les nouveaux ouvrages portent une plus grande attention à l’apprentissage de la prononciation et de la syntaxe. La comparaison des grammaires de Jones (1771) et de Gladwin (1800) est significative. Jones témoignait certes d’une volonté nouvelle de produire une grammaire simplifiée, dégagée de réflexions trop générales et philosophiques sur la langue sans utilité immédiate pour l’étudiant, mais il analysait les différentes catégories grammaticales, consacrait un chapitre à la syntaxe persane, un autre à la versification. Trente ans plus tard, Gladwin, dont la grammaire est spécialement prévue pour un usage scolaire au Collège de Fort William, donne une place bien plus importante à la syntaxe. Il utilise davantage d’extraits littéraires, introduit des dialogues et des expressions compilés par un moonshee et les accompagne d’une traduction. Avant Gladwin, George Hadley, ancien capitaine de la Compagnie, soulignait déjà la nécessité d’adapter le contenu des grammaires aux besoins des administrateurs coloniaux. Ses Introductory Grammatical Remarks on the Persian Language (1776) corrigent également les ouvrages de Jones et de John Richardson (A Dictionary Persian, Arabic and English, Oxford, 1777-1780) sur des questions de prononciation. En préférant une transcription latine des mots persans à leur reproduction selon l’alphabet arabe, il fait un choix économique qui doit permettre aux étudiants de commettre moins d’erreurs de prononciation. Ces mutations témoignent d’une volonté de simplification des règles d’apprentissage et d’un accent nouveau porté sur la pratique orale. 2. Le rapport des ces ouvrages à la colonisation 2. 1 Servir l’entreprise coloniale Les grammaires et dictionnaires de langues sont destinés à permettre une administration plus aisée des territoires occupés. En respectant les coutumes locales et en communiquant directement avec les populations, les Britanniques espèrent remplacer petit à petit la domination moghole et asseoir leur propre autorité. Nathaniel Halhed, traducteur du Code of Gentoo Laws et auteur d’une grammaire de bengali, dit par exemple l’importance de son usage pour la perception des revenus fiscaux auprès des paysans et pour les transactions commerciales. John Fergusson (A Dictionary of the Hindostan Language, London, 1773) et John Gilchrist (A Dictionary, English and Hindoostanee, Calcutta, 1787-90) justifient l’usage de l’hindoustani pour les mêmes raisons. La maîtrise des langues indiennes est à la base du système administratif et juridique jusqu’en 1830. Les orientalistes insistent sur la nécessité de comprendre les lois et coutumes des régions administrées pour mieux y asseoir leur pouvoir. Ils rappellent que les officiers britanniques de l’armée impériale ont besoin de communiquer directement avec les troupes indigènes qu’ils encadrent. Hadley ou Gilchrist, qui participe aux avancées de l’armée britannique de Surat vers Fategarh en 1782, écrivent leur grammaire hindoustani à cet effet. L’ascendant que la maîtrise des langues indiennes confère aux Britanniques est également métaphorique. En effet, ceux qui parviennent à écrire la grammaire de ces langues démontrent leur capacité à ‘apprivoiser’ ces dernières, ou, comme le décrit George Hadley dans ses Grammatical Remarks on the Pratical and Vulgar Dialect of the Indostan Language (Londres, 1772), à les faire passer de l’état de jargon naturel à celui de langue ordonnée selon des principes grammaticaux intangibles. Comme le remarque Henry Schwarz, la démarche de Halhed revient à modifier la langue bengali pour la faire entrer dans un cadre correspondant à l’exercice du pouvoir colonial et à isoler les Indiens qui n’en maîtrisent pas la grammaire1. La langue bengali purifiée devient un médium original, partagé entre sujets d’un empire, et justifie en retour l’existence même de cet empire. Il s’agit d’un moyen très efficace d’exercer le pouvoir : les diversités locales sont intégrées en une identité homogène à laquelle doit s’adapter une loi commune. Les orientalistes ne reprennent donc pas seulement un discours déjà établi par les penseurs et grammairiens de l’époque des Lumières qui ont tenté tant bien que mal d’imposer une systématisation des langues européennes. 2. 2 Diviser pour régner ? Les manuels, miroirs des tensions internes à la politique orientaliste Les colonisateurs britanniques ont à faire face à un contexte plurilingue : toutes les langues ne sont pas parlées à tous les échelons de la société, ni par les mêmes communautés, et les Indiens maîtrisent souvent plusieurs langues. Dans son Dictionary of the Hindostan Language, Fergusson rend compte de la multiplicité des langues indiennes plutôt que du plurilinguisme. Selon lui, elles recouvrent chacune des domaines distincts : le sanskrit serait la langue de la sacralité, le persan, celle de l’administration, l’hindoustani serait parlé par tous dans le nord-est, tandis que les autres langues vernaculaires n’auraient qu’une application beaucoup plus locale. Il ne reconnaît finalement qu’à l’hindoustani l’ensemble des qualités 1 Henry Schwarz, ‘Laissez-faire Linguistics: Grammar and the Codes of Empire,’ Critical Enquiry 23-3 (Spring 1997). d’une langue. La façon dont il présente le multilinguisme indien justifie une politique coloniale du ‘diviser pour régner’. En hiérarchisant les langues entre elles et en désignant l’hindoustani comme la langue la plus utile à la colonisation, il fait de ses locuteurs des interlocuteurs privilégiés et redéfinit les lignes de partage entre les catégories sociales. L’autorité séculière est privilégiée par rapport aux représentants de l’autorité religieuse, souvent dénigrés pour uploads/Politique/ le-manuel-de-langue-orientale-reflet-dun-pdf.pdf
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- Publié le Oct 12, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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