Dušan T. Bataković Institut des Études balkaniques Académie serbe des Sciences

Dušan T. Bataković Institut des Études balkaniques Académie serbe des Sciences et des Arts Belgrade Le modèle français en Serbie avant 1914 La présence française en Serbie à la veille de la Première Guerre mondiale est le résultat d’un long processus de développement de la Serbie moderne s’appuyant sur les sources politiques et culturelles françaises. La révolution nationale, entamée à l’aube du XIXe siècle, met le peuple serbe en con­ tact avec les puissances européennes mais aussi avec des valeurs politiques modernes. Deux niveaux d’analyse s’imposent dans cette étude : le cadre des relations bilatérales entre la France et la Principauté, puis le Royaume de Serbie, et celui du transfert des modèles politiques, constitutionnels et culturels. Perçue par l’élite serbe comme la meilleure incarnation de la ci­ vilisation occidentale, la France jouit en Serbie d’une place particulière : un siècle de rapprochement entre les deux pays précèdera l’alliance de la Grande Guerre et l’après 1918. Mots-clés : Serbie, France, relations bilatérales, modèles politiques, in­ fluences culturelles, constitutionnalisme, parlementarisme, libéralisme, ra­ dicalisme, démocratie La politique étrangère : coopération, appui, rapprochement L es amitiés traditionnelles reposent dans la plupart des cas sur une communauté d’intérêts, qu’ils soient politiques, économiques ou géopolitiques. Or, les liens qui ont uni pendant les deux derniers siècles la Serbie et la France sont fondés sur une communauté de valeurs, que l’on qualifie désormais d’européennes. Les libertés politiques en général et les idées politiques en particulier, ces sources françaises de la démocra­ tie serbe, ont profondément marqué le développement de la Serbie tout au long du XIXe et au début du XXe siècle. Dans un pays balkanique naissant, issu d’une révolution à la fois nationale et sociale sous Karageorges (1804–1813), les sentiments anti- ottoman et antiféodal restaient prégnants. Société rurale aux traditions égalitaires, où dominaient les petits propriétaires terriens, la Serbie La Serbie et la France : une alliance atypique 14 (autonome depuis 1830, indépendant en 1878, devenue royaume dès 1882) fut conçue de manière jacobine et la souveraineté du peuple n’y fut jamais sérieusement contestée. Au sein d’une société dépourvue d’une caste ecclésiastique, d’une aristocratie et de grands propriétaires terriens, les principes de la révolution française furent d’abord fortement présents en tant qu’idéal, au sein de l’intelligentsia, avant d’être graduel­ lement diffusés par l’élite et les écoles dans les couches instruites de la population, tant urbaine que rurale. La République, l’Empire et le Royaume français furent à l’origine d’une conception de société dont l’État naissant des insurgés serbes sous Karageorges s’inspira dans sa recherche d’un modèle politique. La quête d’une propre voie fut jalonnée par une sérié de décisions qui éloignèrent résolument la Serbie de la culture politique des Empires absolutistes voisins (l’Empire ottoman, l’Empire des Habsbourg), tout en faisant siennes les notions démocratiques dont les origines se trouvent dans la tradition politique française. La corrélation entre la politique étrangère et le développement politique interne de la Serbie est très importante pour la compréhen­ sion de la transmission de l’influence française. Celle-ci se répandit sur deux plans parallèles. À cet égard, les relations diplomatiques et poli­ tiques constituèrent un élément essentiel de la diffusion de l’influence française. La révolution serbe, dans sa phase initiale (1804–1813), fut la première révolution nationale dans les Balkans. L’influence de la Ré­ volution française sur la Serbie se fit sentir seulement quand les Serbes éclairés de l’Empire des Habsbourg, comme Dositej Obradović – « le Voltaire serbe » qui deviendra ministre de l’Instruction nationale, re­  Grégoire Yakchitch [Grgur Jakšić], L’Europe et la Résurrection de la Serbie (1804– 1854) (Paris : Librairie Hachette, 1917) ; Georges Y. Devas [Djurdje Jelenić], La Nou­ velle Serbie. Origines et bases sociales et politiques. La Renaissance de l’État et son déve­ loppement historique. Dynastie nationale et revendications libératrices) (Paris, Nancy : Berger-Levrault Librairies – Éditeurs, 1918).  Dušan T. Bataković, « L’influence française sur la formation de la démocratie parle­ mentaire en Serbie », Revue d’Europe Centrale, t. VII, n° 1 (1999) : 17–44 ; « Srbija na Zapadu : o francuskim uticajima na politički razvoj moderne Srbije » (La Serbie en Occident. Les influences françaises sur le développement politique de la Serbie moderne), Susret ili sukob civilizacija na Balkanu (Rencontre ou choc de civilisations dans les Balkans), (Belgrade : Institut d’histoire – Novi Sad : Pravoslavna reč, 1998), 307–328. D. T. Bataković, Le modèle français en Serbie avant 1914 15 joignirent le mouvement de Karageorges. Les insurgés serbes abolirent le féodalisme ottoman, instaurèrent les libertés civiles, et finalement, en 1807, proclamèrent l’indépendance nationale. La Gazette de France présentait ainsi la personnalité de Karageorges en 1808 : « Le chef des Serviens [Serbes] est devenu si célèbre qu’on ne lira pas sans intérêt les détails qui le concernent. [...] Les Serviens, peu accou­ tumés aux armes, devinrent sous ses ordres de bons soldats, et trouvèrent chez eux de bons capitaines. Czerni-Georges [Karageorges] fut appelé par ses succès et son courage au poste de premier chef des Serviens. Il n’a point reçu une bonne éducation quant à l’instruction, car il ne sait ni lire ni écrire ; mais c’est un homme honnête, brave et loyal. [...] Il est résolu de périr plutôt que de laisser rentrer sa nation sous le joug de la Porte ; et pour mieux parvenir à son but, il a su, en bon politique, se concilier une amie et une protectrice dans la Russie, dont il a déjà reçu de puissants secours. Il a tellement organisé la Servie [Serbie] que cette province, qui n’a que 900 000 habitants, a sur pied une armée de 80 à 100 000 hommes ». Après la bataille de Wagram, Karageorges chercha l’appui des grandes puissances. Sans réponse des Autrichiens, à l’issue d’une consul­ tation avec les autres chefs des insurgés serbes, il envoya une missive à Napoléon. Dans leur adresse, les Serbes demandaient pour les Slavo-Ser­ bes aide et protection à « Grande Nation », insistaient sur les avantages économiques et politiques que retirerait la France au cas où elle accep­ terait de prendre les Serbes sous sa protection : « La gloire des armes et les exploits de Votre Majesté se sont propagés dans le monde entier [...] prêtez également attention aux Slavo-Serbes, en lesquels vous trouverez l’amitié virile et la fidélité dues à un bienfaiteur ; le temps et les événe­ ments prouvent qu’ils sont dignes de la protection de la Grande Na­  Božidar Kovačević, Dositej Obradović u Prvom srpskom ustanku (Dositej Obrado­ vitch dans la Premiere insurrection serbe) (Belgrade : Prosveta, 1953). Cf. aussi Dositej Obradovic, Vie et aventure (traduit du serbe, présenté et annoté par Michel Aubin) (Lausanne : L’Age d’Homme, 1991).  Dušan T. Bataković, « La France et la Serbie 1804–1813 », Balcanica XXIX (1998) : 117–157.  « Gazette de France », février 1808, résumé dans le « Courrier de l’Europe », le 11 février 1808. La Serbie et la France : une alliance atypique 16 tion ». Un document d’accompagnement intitulé « Fermes résolutions et volonté du peuple serbe, présentées avec le consentement et la permission du peuple Servien et de son chef suprême Karageorges Petrović » soulignait : « Ce peuple Servien n’appartient à personne, d’autant plus que depuis sept ans il fait seul la guerre contre ses oppresseurs et que c’est au prix de son sang qu’il a racheté son indépendance et sa liberté ; par la même raison il a le droit de se choisir lui-même un protecteur. [...] Si Sa Majesté [...] veut agréer avec clémence les Serviens sous sa puissante protection alors [...] le devoir le plus sacré de ce peuple sera de conserver pour Sa Majesté et pour la Grande Nation une éternelle et inébranlable fidélité [...] toutes les forteresses de la Servie sont prêtes à recevoir des garnisons françaises. [...] Les ennemis de la Grande Nation seront les ennemis des Serviens. » Les insurgés cherchaient à démontrer que, si la France prenait sous sa protection la Serbie, celle-ci deviendrait, de par sa situation géopoli­ tique, un État impossible à conquérir. Les dirigeants serbes proposaient à Napoléon – tout en lui rappelant que les Russes ne leur avaient pas envoyé l’aide promise – une coopération militaire et lui faisait remar­ quer qu’ils auraient à leurs côtés les Serbes de Bosnie, d’Herzégovine, de Hongrie, voire de Bulgarie. Grâce à une aide militaire et financière de la France, Karageorges réussirait aisément à soulever la Bosnie et à libérer de la domination ottomane le territoire situé entre les rivières Save et Una et faire la jonction avec les Français en Dalmatie par l’He­ rzégovine.  Mihailo Gavrilović, Ispisi iz pariskih arhiva (Notes des archives parisiennes, Ma­ tériaux sur l’histoire de la première insurrection serbe), (Belgrade : Académie royale serbe, 1904), doc. n° 402, Belgrade 16 (28) août 1809. Avec la signature de Karageor­ ges, « guide suprême du peuple serbe », et de « l’Assemblée du peuple serbe ». Cf. aussi Grgur Jakši��������������������������� ć et ����������������������� Vojislav J. Vučković, Francuski dokumenti o Prvom i Drugom srpskom ustanku (Les documents français sur la première et la uploads/Politique/ le-modele-francais-en-serbie-avant-1914.pdf

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