QUESTIONS DE FRONTIÈRES : ART, POLITIQUE, ÉTHIQUE AUJOURD’HUI CUESTIONES DE FRO

QUESTIONS DE FRONTIÈRES : ART, POLITIQUE, ÉTHIQUE AUJOURD’HUI CUESTIONES DE FRONTERAS : ARTE, POLÍTICA, ÉTICA HOY Jacques Rancière Université Paris 8 Fecha de recepción: 17-10-10 Fecha de aceptación: 08-12-19 do: http://dx.doi.org/10.30827/TNJ.v3i1.11431 Resumé : Le présent article s’intéresse à quelques formes singulières qui posent la ques­ tion des frontières ou de l’effacement des frontières entre ce qu’on appelle couramment art et ce qu’on appelle couramment politique. Je partirai pour poser le problème de deux œuvres significatifs (And Europe will be stunned, de Yaël Bartana et Sumando ausencias, de Doris Salcedo). J’essaierai ensuite de retracer quelques éléments de la généalogie de ce problème avant d’analyser la façon dont ses données se sont transformées dans les temps récents. Mots clés : frontière ; Yaël Bartana ; Doris Salcedo ; art contemporain ; étique ; philosophie contemporaine. Abstract: El presente artículo analiza algunas formas singulares que abordan la cuestión de las fronteras o el borrado de las fronteras entre lo que generalmente llamamos arte y lo que solemos llamar política. En primer lugar, se presentarán dos obras significativas (And Europe will be stunned, por Yaël Bartana y Sumando ausencias, por Doris Salcedo) para presentar el problema. A continuación, se identificarán algunos elementos de la genealogía de este problema. Finalmente, nuestro análisis concluirá investigando las formas en que las características principales de estos problemas se han transformado en los últimos tiempos. Palabras clave: frontera; Yaël Bartana; Doris Salcedo; arte contemporáneo; ética; filosofía contemporánea. 2 THEORY NOW: Journal of literature, critique and thought Vol 3 Nº 1 Enero-Junio 2020 ISSN 2605-2822 Jacques Rancière - questions de frontières : art, politique, éthique aujourd’hui Je veux d’abord préciser l’objet de ce texte. Je n’ai pas l’intention de définir ce que sont l’art et la politique aujourd’hui, moins encore ce qu’ils devraient être. Je m’intéresserai à quelques formes singulières qui posent la question des frontières ou de l’effacement des frontières entre ce qu’on appelle couramment art et ce qu’on appelle couramment poli­ tique. Je partirai pour poser le problème de deux exemples significatifs. J’essaierai ensuite de retracer quelques éléments de la généalogie de ce problème avant d’analyser la façon dont ses données se sont transformées dans les temps récents. Je partirai donc de deux performances artistiques de ces dix dernières années situées en deux lieux emblématiques : l’espace de l’exposition artistique où sont présentées des œuvres qui éventuellement se donnent des fins politiques et celui de la place publique où se déroulent les manifestations politiques mais aussi quelquefois des performances d’art in situ. Mon premier exemple sera donc celui d’une performance d’art. En 2011, à la Bien­ nale de Venise, le pavillon polonais présentait l’œuvre de Yaël Bartana, artiste israélienne par ailleurs connue pour son œuvre critique de la politique colonisatrice de l’Etat israélien. L’œuvre intitulée And Europe will be stunned se présentait comme une installation de trois films projetés en même temps sur trois écrans, qui montraient trois épisodes d’un même récit fictionnel : le retour des juifs en Pologne. Le premier montrait un jeune leader polonais parlant dans un stade pour inviter les juifs au retour ; le second, un groupe de pionniers éle­ vant une tour de bois et érigeant à son sommet un drapeau mêlant l’aigle polonais à l’étoile de David ; le troisième, les funérailles du leader assassiné. D’un côté, ce dispositif se mon­ trait clairement comme une installation d’art. Celle-ci prenait la politique pour objet. Mais elle ne le faisait pas en dénonçant une situation ou en délivrant un message. Elle le faisait en brouillant les repères séparant réalité et fiction : elle racontait une histoire invraisemblable mais elle peuplait cette histoire invraisemblable d’images qui évoquaient les récits et les images que le XXe siècle avait consacrées à l’épopée des constructeurs de la vie nouvelle depuis les pionniers soviétiques jusqu’aux kibboutzim. Ce rapport entre réalité et fiction se trouvait complexifié à la sortie de la salle. Les visiteurs y recevaient en effet des tracts et des fascicules de propagande d’un Mouvement de renaissance juive en Pologne qui se présentait lui comme un mouvement politique réel. De la sorte le récit fictionnel présenté à l’intérieur pouvait apparaître comme une manifestation artistique de l’activité de ce groupe politique réel. Le dispositif d’ensemble se situait ainsi sur une frontière mouvante entre deux choses : une œuvre artistique traitant de politique et une action politique employant les moyens de l’art. Il le faisait en jouant sur le rapport entre trois autres frontières : la frontière matérielle entre l’intérieur et l’extérieur d’un bâtiment mais aussi les frontières symboliques mouvantes entre le musée et son dehors ainsi que la réalité et la fiction. 3 THEORY NOW: Journal of literature, critique and thought Vol 3 Nº 1 Enero-Junio 2020 ISSN 2605-2822 Jacques Rancière - questions de frontières : art, politique, éthique aujourd’hui Mon second exemple est apparemment plus simple. Il s’agit d’une performance artis­ tique à visée politique mise en œuvre sur une place publique. Celle-ci a eu lieu en septembre 2016 à Bogota sur la place Bolívar dans un contexte bien spécifique, après que le traité signé par le gouvernement avec les FARC pour mettre fin à la guerre civile ait été repoussé par la majorité des électeurs. Cet échec motiva de nouveaux efforts du camp de la paix et notamment ce projet de performance collective de l’artiste colombienne Doris Salcedo, inti­ tulé Sumando ausencias. Elle assembla une liste de 2000 noms parmi ceux qui durant ces 50 années avaient été tués par la guérilla, l’armée régulière ou les milices paramilitaires. Elle fit appel à des bénévoles pour écrire chacun de ces noms à l’aide de cendres sur un mor­ ceau de tissu puis pour assembler tous ces morceaux afin de confectionner un immense tissu blanc couvrant toute la place Bolívar. Ce n’était pas simplement un linceul rendant hommage aux morts. C’était un acte de réparation, la manifestation d’un désir collectif de paix matérialisé par la coopération de milliers de volontaires. En assemblant les morceaux de tissu, ceux-ci participaient au tissage d’une communauté réconciliée sur une place qui avait été le théâtre d’un des épisodes les plus sanglants de la guerre civile. La performance artistique s’apparentait donc à ces démonstrations symboliques qui appartiennent à la pratique politique proprement dite. Mais c’est précisément cette parenté qui créa la polé­ mique. En effet, il y avait eu, quelques jours avant, une manifestation étudiante pour la paix à la suite de laquelle un groupe d’activistes avait décidé de demeurer sur la place et d’y installer les tentes d’un camp de la paix. Or l’œuvre des bénévoles tissant le symbole de paix obligea ce camp à déménager et à s’installer tout au bout de la place, séparé par une barrière. On accusa alors l’œuvre de Doris Salcedo de chasser l’action politique effective au profit d’un simulacre : ce blanc tapis artistique qui « esthétisait » la souffrance des victimes pour le plaisir des amateurs d’art et des touristes et qui comptait les absences quand l’ac­ tion politique consistait à compter les présents. Mais s’il fallait ainsi revendiquer le privilège de la vraie politique sur son imitation artis­ tique, c’est que précisément la différence n’allait pas de soi. De fait ces deux performances, situées l’une dans un espace d’art, l’autre sur une place publique, nous montrent l’im­ possibilité de mettre clairement d’un côté la politique, considérée comme le domaine de l’action collective effective et, de l’autre, l’art considéré comme le domaine de la création individuelle et de la contemplation esthétique. Sur la place Bolívar la performance artistique de Doris Salcedo et l’action des militants du camp de la paix partagent quelques traits communs : toutes deux impliquent l’action d’un collectif, toutes deux visent à agir sur une situation politique à travers une altération momentanée du paysage du visible ; toutes deux investissent à cette fin un espace matériel qu’elles transforment du même coup en espace symbolique. Dans le pavillon polonais de la Biennale l’installation de Yaël Bartana nous 4 THEORY NOW: Journal of literature, critique and thought Vol 3 Nº 1 Enero-Junio 2020 ISSN 2605-2822 Jacques Rancière - questions de frontières : art, politique, éthique aujourd’hui rappelait, elle, que la politique est d’abord la construction d’un monde sensible spécifique à travers une multitude de performances qui sont communes avec celles des artistes : des mots, des images, des récits, des performances indissolublement matérielles et symbo­ liques comme l’érection de la tour ou les funérailles du leader, mais aussi le simple geste de tendre des tracts aux passants. En politique comme en art il s’agit de créer, à partir d’élé­ ments matériels et symboliques divers, l’unité d’une forme d’expérience sensible partagée. En bref il s’agit d’une affaire esthétique. En effet esthétique ne signifie pas d’abord ce qui concerne l’art ou la beauté. Cela signifie : ce qui concerne l’expérience sensible ; ce qui concerne la capacité de construire et d’éprouver telle ou telle forme de cette expérience en liant des perceptions et en leur donnant un sens. La politique, en ce sens, a toujours été une affaire esthétique. Elle a toujours été la constitution d’une uploads/Politique/ jacques-ranciere-questions-de-frontieres.pdf

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