Tilman Nagel* Le Mahdisme d’Ibn Tûmart et d’Ibn Qasî une analyse phénoménologiq

Tilman Nagel* Le Mahdisme d’Ibn Tûmart et d’Ibn Qasî une analyse phénoménologique Abstract: In this paper, I argue that Islamic Mahdism tends to fade away in Sunnite Islam because Sunnism holds that there is no total separation between man and his Creator. The world will not fall into total corruption since being derives from absolute being. This dogma is trans- lated into social reality by the saints and their impact on the daily life of Muslims. Résumé : Dans cet article, je soutiens que le mahdisme a tendu à s’édulcorer au sein de l’is- lam sunnite car le sunnisme considère qu’il n’y a pas de séparation décisive entre les êtres humains et leur créateur. Le monde ne sera pas absolument corrompu car l’être humain est dérivé de l’Etre Absolu. Ce dogme est transposé dans le mode réel par l’intermédiaire des saints et par leur impact sur la vie quotidienne des musulmans. Pour analyser le mahdisme d’Ibn Tûmart et d’Ibn Qasî, il convient de com- mencer par l’étude des fameuses réflexions qu’Ibn Khaldûn a faites à ce propos dans son Introduction. Il y a abordé ce sujet du point de vue sociologique et poli- tique, et il apparaît qu’il regardait le mahdisme comme un phénomène au fond chiite, qui se manifesta à maintes reprises comme un mouvement séditieux ou bien révolutionnaire. Dans la perspective de sa théorie de l’évolution politique de la société humaine, il traita du mahdisme comme d’un cas particulier de la REMMM 91-92-93-94,125-136 * Université de Göttingen. genèse des dynasties. Il arrive parfois que le fondateur d’une dynastie donnée appar- tienne à une famille de très grand prestige, mais n’ait pas à sa disposition un groupe de partisans assez fort; malgré cela il gagne l’appui d’une tribu ou d’un peuple, qui le vénère à cause de sa noble origine. Il écrit : « Remarquez, par exemple, ce qui arriva aux Almohades avec les Zenâta. Ceux-ci étaient plus habitués à la vie nomade que les Masmouda (les Almohades)… mais les Masmouda combattaient pour leur religion sous la conduite du Mehdi, et ils avaient pris une teinture de fanatisme qui doubla la force de leur esprit de corps. Aussi les Zenâta succombèrent tout d’abord, et durent obéir au gouvernement almohade, bien qu’ils fussent plus forts que leurs adversaires, tant par l’esprit de tribu que par leur habitude de la vie nomade. Mais, aussitôt que le sentiment reli- gieux eut cessé d’agir sur le vainqueur, les Zenâta se révoltèrent dans toutes les par- ties de l’empire et finirent par s’emparer du pouvoir » (Ibn Khaldûn, 1862 : I, 326). Alors que les Zenâta obéirent à Ibn Tûmart à cause de son prestige religieux, ils s’opposèrent à ses successeurs qui, eux, ne jouissaient pas de l’autorité du fondateur du mouvement. Cependant le sentiment religieux ne suffit pas pour l’avènement au pouvoir; ce sentiment doit se lier à la force déployée par un groupe d’hommes unis. C’est le concours de ces deux facteurs qui garantit l’ar- rivée au pouvoir et la continuité de son contrôle. Afin d’illustrer cette théorie, Ibn Khaldûn en vient à parler ainsi d’Ibn Qasî, un révolté du type mahdien lui aussi, mais sans soutien tribal considérable : « Ayant pris les armes en Espagne, il se posa comme prédicateur de la vérité et donna à ses partisans le nom de murîdîn (aspirants). Cela eut lieu peu de temps avant la prédication du Mahdi (des Almohades). Son entreprise eut d’abord quelque suc- cès : les Lemtouna (Almoravides) s’étaient laissé accabler par les Almohades, et l’Es- pagne ne renfermait plus aucun parti, aucune tribu capable de lui résister. Mais à peine les Almohades eurent-ils subjugué l’Afrique septentrionale qu’Ibn Cassi leur fit sa soumission » (Ibn Khaldûn, 1862 : I, 327). Cependant, ce qui nous intéresse ici avant tout, ce n’est pas l’aspect politique du mahdisme, bien que nous voulions l’aborder à la fin de cet article. Nous n’allons pas analyser le mahdisme comme l’élément catalyseur de l’histoire dynas- tique du monde musulman. Au contraire, le mahdisme sera pour nous en pre- mier lieu un phénomène religieux, qui eut sans doute aussi des effets politiques, lesquels furent assez importants pour aspirer à les comprendre, mais qui sont secon- daires malgré tout. Autrement dit, nous allons rechercher la racine religieuse pro- fonde des événements politiques qu’Ibn Khaldûn décrit dans son Introduction. Pour commencer, nous citons quelques observations faites par ‘Abd al-Wah- hâb al-Sha‘rânî (mort en 1565) dans son œuvre volumineuse La†â’if al-minan, une véritable encyclopédie de l’islam du XVIe siècle. « Dieu m’a attribué le don de reconnaître les hommes de prétentions authentiques des imposteurs. Or, je les reconnais grâce aux indices que Dieu m’inspire de manière 126 / Tilman Nagel à ce que tout cela m’apparaisse comme un savoir nécessaire. Un jour, un sharîf de maigre stature portant un turban et un litham est entré chez moi. Il me parlait des sciences que personne ne connaissait sauf le Mahdi et puis il m’a informé que c’était lui et que le moment de se présenter au public était proche. Mais je ne fai- sais pas attention à lui. Alors, il m’a dit : “Est-ce que tu ne crois pas ça?” Bien qu’il fût un jeune homme de bonne allure et qu’il eût un air qui imposait du respect, je lui répondis : “Mais non! Ta voix n’est pas la voix des descendants du Prophète, et le Mahdi, bien sûr, sera un de ses descendants!” Aussitôt il découvrit son visage et il dit : “Tu as raison. Mais au Maghreb je mettais bien des gens à l’épreuve, et ils croyaient que j’étais le plus grand Mahdi et ils disaient : ‘Voilà le Mahdi est apparu!’” Je lui demandai : “Pourquoi faisais-tu comme ça?” et il répondit : “Pour qu’ils ne cessent pas de penser à lui, car le moment où il va se présenter au public est proche. En disant que je suis le Mahdi je ne fais qu’affirmer que Dieu me guide vers la religion de l’islam.” » (al-Sha‘rânî, La†â’if al-minan, II, 90). Le jeune homme inconnu dont al-Sha‘rânî parle dans ce récit se faisait pas- ser pour le Mahdi chez les Maghrébins, et ceux-ci ne doutaient point de son affir- mation. Quant à al-Sha‘rânî, il a deviné aussitôt la réalité – ou du moins il le fait croire à son lecteur. D’ailleurs le jeune homme ne semble pas être un imposteur; il a seulement l’intention de conserver la foi à l’arrivée du Mahdi, qui remplira ce monde de justice et gagnera la victoire finale sur tous les adversaires de la vraie religion. En tout cas, il faut admettre qu’il ne trompait pas ses auditeurs, car le sens littéral du mot arabe al-mahdî est le « le guidé par Dieu », et il n’y a per- sonne qui puisse contester que Dieu guide les croyants tous les jours. C’est-à- dire que nous observons dans le récit d’al-Sha‘rânî un subtil jeu des mots qui dérive de l’ambiguïté du terme. Au Maghreb, on pense à l’eschatologie, quand on men- tionne le terme mahdî, mais au Caire on préfère se montrer plus éclairé : on ne saurait nier que le Mahdi arrivera à la fin du monde, mais tout cela ne se réali- sera que dans un avenir lointain et, pour cette raison, n’a pas d’importance pour le moment. D’où vient ce sang-froid que l’on remarque chez al-Sha‘rânî, savant sunnite du XVIe siècle? Pourquoi ne craint-il pas aussi la destruction de ce monde comme une éventualité plausible? Dans ses œuvres, on ne trouve pas de trace d’un chiliasme agité, pas de trace d’un désir de rencontrer le Mahdi. Chez al- Sha‘rânî, la loi de Dieu ne paraît pas corrompue, on n’a pas besoin d’un Sauveur qui doive la restituer comme elle était au temps du Prophète. Son scepticisme à l’égard du jeune homme et de ses paroles, semble donc avoir des racines plus pro- fondes que le « savoir inspiré » dont il se vante. Pour comprendre cette confiance sunnite, qui ne craint plus la corruption de l’islam, il faut remonter au temps du mahdi Ibn Tûmart, qui fut le dernier pen- seur sunnite d’importance politique à invoquer l’eschatologie pour propager un renouvellement de la religion. « L’islam a commencé comme un étranger, et il redeviendra cet étranger qu’il a été au commencement. Alors il faut dire salut aux étrangers! » Le Mahdisme d’Ibn Tûmart et d’Ibn Qasî une analyse phénoménologique / 127 Ce sont les mots célèbres avec lesquels, selon une tradition bien connue, le Prophète annonce le Mahdi. On la trouve, par exemple, dans la propagande mah- diste lancée par Abû ‘Abdallâh al-Shî‘î pour gagner le support des tribus berbères contre l’émirat aghlabide. Le Qâ∂î al-Nu‘mân, auteur d’un récit détaillé sur les débuts de la domination ismaélienne Afrique du Nord, explique au lecteur ce que le Prophète voulait dire avec cette prédiction : il y aura un temps où la loi tombera en oubli et où la sunna sera remplacée par des normes qui violeront l’ordre de Dieu. En ce temps-là, qui sera plein uploads/Politique/ mahdis-me.pdf

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