ALEXANDRE PAJON CLAUDE LEVI-STRAUSS POLITIQUE DE LA SFIO À L'UNESCO ÉDITIONS FA
ALEXANDRE PAJON CLAUDE LEVI-STRAUSS POLITIQUE DE LA SFIO À L'UNESCO ÉDITIONS FAUSTROLL DESCARTES 2007 ISBN 2-915436-13-4 Edition originale ©2007 Editions Faustroll Descartes Dépôt légal : septembre 2007 « En fait, mes intérêts scientifiques et politiques ont évolué en raison inverse les uns des autres. Ils ont di- vergé - même si, à l'époque, je n'en avais pas claire- ment conscience - quand j'ai choisi de courir le monde plutôt que de continuer à prendre part aux affaires de mon pays » Claude Lévi-Strauss1 INTRODUCTION LAUDE Lévi-Strauss est un grand intellectuel. Sa culture, son intelligence, son œuvre sont immenses ; ses innombrables commentateurs proviennent de tous les continents. Présenté comme le fondateur d'un des courants les plus féconds de l'après-guerre, le structuralisme, on retient de lui l'image du scientifique du Collège de France, de l'élégant académicien, jamais celle d'un militant politique passé du socialisme à l'anthropologie. Pourtant nous tenterons ici de montrer que la réussite de Claude Lévi-Strauss, le rayonnement de son œuvre, sont les résultats d'un cheminement ininterrompu, depuis l'engagement socialiste, puis le choix de l'anthro- pologie en passant par son action au service de l'UNESCO. C Claude Lévi-Strauss n'a pas eu de difficulté à faire dresser de son vivant sa statue en commandeur et nous n'avons pas l'intention de jouer au procureur pour la faire déboulonner. Sa statue est à la mesure de son travail. Nous voulons seulement restituer la généalogie de cette pensée pour mieux en comprendre l'écho, sa place dans l'histoire des idées du XXe siècle. Cette monographie donnera donc à redécou- vrir des textes du jeune Claude Lévi-Strauss difficilement accessibles ainsi qu'un uni- vers intellectuel méconnu, celui de la sociologie française entre les deux guerres2. En 1Lettre de Claude Lévi-Strauss à l'auteur, 3 décembre 1991. Cet ouvrage reprend et complète un article publié en deux livraisons, « Claude Lévi-Strauss, d'une métaphysique à l'ethnologie » dans Gradhiva, 28, 2000, pp. 32-45 et Gradhiva, 29, 2001, p. 1-23. 2L'ensemble de cette réflexion s'appuie sur notre thèse de doctorat Les Sociologues de l'entre-deux- guerres et la tentation du politique, soutenue en 1997 à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. - 3 - 1947, Claude Lévi-Strauss n'est pas surgi soudain tel un deus ex machina avec ses Structures élémentaires de la parenté. Il y avait un avant. Stéphane Clouet, au terme d'une thèse très riche, consacrée à Révolution Constructive, un groupe d'intellectuels socialistes des années 1930, note que « Celui qui a gagné le plus grand renom (au sein de ce groupe), Claude Lévi- Strauss, ne doit rien à Révolution constructive dans ses travaux d'ethnologie. Mais son passé d'une décennie d'engagement socialiste lui appartient autant qu'il appartient à l'Histoire »1. A tel point qu'il a droit à sa notice dans le Dictionnaire biographique du mouve- ment ouvrier français de Jean Maîtron2. La figure du géant de l'anthropologie française n'est pourtant pas marquée par cette dimension politique alors qu'elle fut primordiale dans son parcours. La conclusion de Stéphane Clouet et le propre jugement de Claude Lévi-Strauss justi- fient un réexamen des documents disponibles. Peut-on distinguer aussi radicalement les différentes facettes de la biographie de Claude Lévi-Strauss ? La divergence entre le cursus universitaire et les activités politiques après 1935, -qui reste à prouver,- im- plique-t-elle leur indépendance antérieure ? L'étudiant distinguait-il les registres du politique et de l'universitaire ? Certes il y eut une rupture de l'activité militante, mais n'est-il vraiment rien resté de ces années foisonnantes dans le caractère de l'œuvre de Claude Lévi-Strauss ? Pour échapper à une reconstitution trop lisse, à la facilité d'un déterminisme trop simple, nous juxtaposerons le récit du parcours militant (les trois premiers cha- pitres) et l'analyse du cheminement intellectuel (le chapitre IV). Le lecteur pourra alors établir les connexions entre un héritage familial, des convictions morales, des choix politiques et universitaires, comme il pourra repérer des lacunes ou des contradictions. Les résoudre relèverait d'hypothétiques analyses dans le cadre d'une biographie psychologique. Nous ne nous y aventurerons pas. L'étude du contexte nous conduira à évoquer les conditions de fonctionne- ment du groupe des Etudiants Socialistes et de Révolution Constructive. Nous pour- rons aussi nous interroger sur les modalités de rénovation du discours politique en France dans les années 30. Autre question clef : comment les objectifs des jeunes so- cialistes s'inscrivirent dans des débats esthétiques et philosophiques cruciaux ? En ef- fet politique et esthétique étaient fort liées. Débats que le livre de Marcel Fournier consacré à Marcel Mauss, ainsi que la publication des Ecrits politiques de ce dernier permettent de bien appréhender3. Denis Hollier a écrit au sujet de M. Mauss que ses 1CLOUET, Stéphane. « Révolution constructive », un groupe d'intellectuels socialistes des années 1930, Thèse soutenue le 3 février 1989. Université de Nancy II, 2 vol., 826 p., Citation p. 663. Une forme abrégée en a été publiée par les Presses Universitaires de Nancy, 1991, 249 p. 2MAITRON, Jean. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Éditions ouvrières. 3FOURNIER, Marcel. Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994, 885 p. – MAUSS, Marcel, Ecrits poli- tiques, textes réunis et présentés par Marcel Fournier, Paris, Fayard, 1994, 813 p. - 4 - « textes politiques [...] indéniablement forment un tout avec ses écrits ethnolo- giques »1. Le plus délicat dans cet exercice est de suivre les sinuosités d'une pensée et d'une vie impossible à cloisonner. Il n'y eut pas un Mauss sociologue et un Mauss so- cialiste, il fut les deux de manière inextricable. Ces particularités doivent être confron- tées à celles du parcours de Claude Lévi-Strauss. L'examen de son cheminement après 1945 est de ce point le plus délicat car ses engagements s'ils furent moins nets n'en furent pas moins décisifs(chapitre V). On pourrait alors même placer l'oeuvre entière dans une perspective politique et voir dans son écho autant le fruit d'une réelle innovation intellectuelle que celui de la rencontre avec une demande collective. Cette attente, celle d'un monde engagé dans les conflits de la Guerre froide et de la décolonisation, déchiré entre les lectures marxiste et libérale, aurait été satisfaite, un temps, par une anthropologie structurale contestant la hiérarchie entre les cultures. Pour reprendre l'expression de Pierre Bourdieu, si l'ethnologie paraît fonc- tionner sur des fondements mythiques et si Claude Lévi-Strauss est un « héros épistémique », une figure mythique, comment en faire l'histoire ? Un héros a-t-il une histoire derrière la légende ? Plus la sociologie s'est voulue novatrice, plus les agrégés de philosophie qui, en France, la rejoignirent tendirent à souligner le fossé qui les sé- parait de leur formation première. Lévi-Strauss ne déroge pas à la règle2. 1HOLLIER, Denis. « Ethnologie et sociologie. Sociologie et socialisme », L'Arc, Marcel Mauss, n°48, 1972, p. 1. 2Une bonne part de nos informations vient des témoignages de Claude Lévi-Strauss lui-même ; l'ethnologue a gardé une excellente mémoire de ses jeunes années et a corrigé les articles avant publication dans Gradhiva. Les archives de l'OURS (dont le Fonds Deixonne), celles de l'Assem- blée nationale, les manuscrits de la Bibliothèque Nationale, nous ont donné des éléments d'- information précieux et souvent méconnus. - 5 - - 6 - 1. UNE PRÉCOCE CONVERSION AU SOCIALISME LAUDE Lévi-Strauss est issu d'une famille bourgeoise qui, pour reprendre la formule de l'ethnologue, avait « connu des jours meilleurs ». Elle est re- présentative de l'assimilation des Juifs en France ; sans engagement poli- tique, plutôt de tempérament conservateur du côté de son père, sa famille avait suivi de près l'affaire Dreyfus. Leur mode de vie, la mémoire des fastes du Second Empire qu'avait servi un aïeul, les avaient tenus à l'écart de prises de positions contestataires. Son grand-père maternel avait été grand rabbin de Versailles1. C Son père était peintre, mais ses toiles ne correspondaient plus au goût du jour. Né en 1908, Claude Lévi-Strauss eut l'enfance d'un fils de la bourgeoisie pari- sienne « par la culture, la vie dans un milieu d'artistes ». Mais sa famille « se débattait dans les difficultés matérielles »2. Dans cette atmosphère, il cultiva le goût pour les objets curieux, exotiques qu'il collectionna. Il poursuivait une tradition largement en- tamée par son grand-père qui ne fut pas seulement un musicien de Napoléon III, mais un marchand d'objets d'art. Claude découvrit et admira, à peine adolescent, la peinture cubiste. Ses parents n'étaient pas croyants, et s'il fit sa Bar'mitsva, il devint vite très antireligieux et intolérant. Sa famille avait été dreyfusarde. Lui même, petit garçon, s'était senti très patriote. Sa scolarité entamée à Versailles pendant la guerre (la communale, puis le lycée Hoche), se poursuivit à Paris au lycée Jeanson-de-Sailly 1ERIBON, Didier et LÉVI-STRAUSS, Claude. De près et de loin. Ed. Odile Jacob, Paris, 1991, p. 17. 2Ibidem, p14. - 7 - de la sixième au baccalauréat (1926). L'adolescent organisait des expéditions à la cam- pagne et dans les environs de Paris. Sportif, adepte du tennis et de la marche, il se souvient de l'exploration d'une carrière de gypse à Cormeille-en-Parisis comme d'un exploit. Son goût pour la géologie se mariait bien avec cette soif de plein-air et d'exercices. La recherche de « l'invisible » uploads/Politique/ pajon-claude-levi-strauss-politique-2007.pdf
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- Publié le Apv 23, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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