Partie II, Un monde qui dérange Chapitre 4 : La mondialisation du chaos Il fut
Partie II, Un monde qui dérange Chapitre 4 : La mondialisation du chaos Il fut un temps où la dynamique interne à l’Union était tellement puissante qu’elle déterminait aussi des évolutions à l’extérieur de l’Europe : la création de l’euro, la politique d’élargissement du marché unique, l’excellente performance commerciale des Européens dans la mondialisation des années 1990-2000, tout cela nourrissait une attractivité formidable de l’UE, et donc une influence notable sur son proche voisinage. Comme le disait Jean Louis Bourlanges, l’UE était le Monsieur Jourdain du monde, « faisant de la politique étrangère sans le savoir ». Les candidats à l’adhésion affluaient, se pliaient aux exigences des négociations, comme le fit la Turquie à partir de 2005. De nouvelles mobilisations citoyennes animaient des initiatives mondiales, sur le climat ou sur la lutte contre le génocide. Le modèle européen faisait souvent rêver les autres régions du monde encore en guerre. Mais depuis la crise de 2008, la dynamique s’est inversée : l’UE n’a plus de souffle propre, elle court après l’Histoire et tente de répondre vaille que vaille aux dynamiques créées par les autres. A tous points de vue, la mondialisation va plus vite que le monde européen. Qu’il s’agisse des risques climatiques, des conditions de la croissance, des révolutions technologiques numériques, de la mathématique financière ou des menaces stratégiques mondiales, Chine comprise, l’UE se voit imposer ses agendas et ses priorités par des évolutions qu’elle ne maitrise plus. Depuis deux décennies, l’UE n’est plus qu’une immense tentative d’adaptation continuelle à un monde pour lequel elle n’a pas été conçue. La fin des repères Nous venons d’un monde stable, prévisible, celui de la guerre froide, fondé sur le primat des arsenaux nucléaires et la division du monde en deux camps rivaux : les démocraties occidentales et l’empire soviétique. Le risque était maximal et collectif (l’holocauste nucléaire) ; les arsenaux militaires étaient la seule mesure de la puissance ; la prévisibilité et l’anticipation des risques étaient prioritaires et relativement aisées. Trente ans plus tard, la mondialisation nous fait rentrer dans le monde de l’incertitude et du chaos. La fluidité du système international relève d’une part du jamais vu. Pratiquement tous les ans, voire tous les six mois, il se passe quelque chose qui change le monde. Une rapide chronologie des bouleversements récents en témoigne : 2011, les printemps arabes (totalement imprévus). 2013, la guerre en Syrie. 2014 : la guerre en Ukraine et l’annexion de la Crimée par Moscou. 2015 : les grands attentats terroristes en France et en Europe et l’arrivée de plus d’un million de réfugiés. 2016 : le vote en faveur du Brexit et l’élection de Donald Trump ; l’accès de la Chine au rang de deuxième puissance économique du monde. 2017 : l’élection d’Emmanuel Macron, qui change la dynamique européenne ; la radicalisation autoritaire de la Turquie ; le retour de la Russie au Moyen Orient. 2018 : les tournants de Donald Trump sur l’Iran et la Corée du Nord ; les gilets jaunes en France. 2019 : les événements en Algérie et à Hongkong. 2020 : la pandémie du Covid 19, le renversement de Trump. 2021 : la découverte des vaccins ; le retour des talibans, l’entêtement des variants. etc. Or, face à un tel rythme de ruptures, l’anticipation devient difficile, la préparation et la prévention presque impossibles. La mondialisation érode d’autre part 1 toutes les certitudes qui fondaient la stabilité du monde. Les repères habituels et rassurants – la puissance de l’Occident, l’Amérique protectrice, les valeurs démocratiques, la mondialisation elle-même tout comme la construction européenne – toutes ces certitudes sont devenues des variables que nul ne maîtrise. En un sens, Donald Trump n’était pas totalement fou : la mondialisation est à la fois la plus grande victoire de l’Occident sur le communisme, et le début de l’affaiblissement relatif de l’Occident. En terme démographique, le rétrécissement occidental est déjà sans appel : Europe et Etats-Unis ensemble représentent à peine 10%1 de la population mondiale aujourd’hui, contre 22% pour la Chine et 50% pour l’ensemble de l’Asie. Sur le plan économique, le rattrapage asiatique est phénoménal : la Chine a été classée en 2016 comme deuxième puissance économique de la planète, devant le Japon. Certes, Pékin est loin derrière l’Amérique en terme de PIB par habitant ; de même, ni la culture ni « le modèle chinois » ne sont affectés du même pouvoir de séduction que le rêve américain. Mais Pékin a des ambitions transparentes : lorsqu’un scientifique chinois obtiendra son premier prix Nobel, un cap sera bel et bien franchi. Les Etats-Unis eux-mêmes, toujours première puissance mondiale, ont quitté le monde des certitudes rassurantes : ils sont contestés par cette Chine de plus en plus impressionnante, revendicative d’excellence dans tous les domaines, y compris celui des innovations technologiques. Surtout, le mandat de Donald Trump a montré à quel point la puissance des Etats-Unis pouvait être potentiellement destructrice de l’ordre libéral qu’ils avaient eux-mêmes inventé au sortir de la guerre : la confiance des Européens dans une alliance euro-américaine indestructible en sortit profondément ébranlée. Autre certitude qui explose : la solidité de la démocratie. Depuis plus d’une décennie, les populismes, les extrêmes droites, le racisme, l’obscurantisme intellectuel y compris dans les plus vieilles démocraties, sont devenues monnaie courante, alors que les régimes autoritaires prolifèrent : au Brésil, en Turquie, en Biélorussie, en Russie et bien évidemment en Chine. Quant à la mondialisation, érigée depuis trois décennies en pilier incontournable de la croissance mondiale, elle est devenue une variable comme une autre, à coups de crises financières, économiques, sociales, climatiques, qui en questionnent le bien-fondé et la durabilité. Enfin la construction européenne elle-même, naguère jugée définitive et irréversible, a révélé sa fragilité majeure sous le coup du Brexit. Une équation à multiples inconnues, sans autres règles que celles, éternelles, des plus forts : telle est l’image la plus pertinente pour décrire ce qu’est devenu le système international des années 2020. Des surprises en plus et même des cygnes noirs Et comme si ce maelstrom d’incertitudes planétaires ne suffisait pas, des ruptures majeures peuvent intervenir régulièrement dans l’impréparation la plus totale. Devant cette fluidité du monde, les Occidentaux ont d’ailleurs inventé le concept de « surprise stratégique », devenu très vite l’une des clés indispensables pour penser la sécurité dans ce monde global. Lorsqu’il était encore Ministre de la défense, Jean Yves le Drian aimait à citer Valery dans Regards sur le monde actuel :2 « nous nous trouvons désormais dans la situation d’un joueur qui s’apercevrait avec stupeur que la main de son partenaire lui donne des figures jamais vues et que les règles du jeu sont modifiées à chaque coup… ». Et au sommet de la pyramide des surprises possibles, se trouvent les cygnes noirs : des évènements dont la probabilité est 1 L’Europe, à la fin du XX° siècle, pesait 22% de la population mondiale. 2 Conférence de clôture du colloque «Le renouveau de la recherche stratégique», «La surprise stratégique –de l’anticipation à la réponse», Ecole militaire, 25 janvier 2017 2 faible, voire infime, mais dont les effets destructeurs seraient massifs, voire apocalyptiques, s’ils se réalisaient. Le terrorisme nucléaire fait partie de ces scénarios, de même que les pandémies3, la conjonction de plusieurs catastrophes climatiques dans un hémisphère donné, ou une rupture simultanée des réseaux internet de la planète. On sait que de tels évènements sont possibles, mais la réalité de leur incarnation semble si improbable que les gouvernements donnent priorité à d’autres risques plus immédiats, plus urgents, plus exigeants en termes de demande sociale et de moyens. La France par exemple a mis l’accent, depuis une décennie, sur le renseignement et la lutte anti-terroriste, les interventions extérieures, tout en maintenant opérationnelle sa dissuasion nucléaire. Ces priorités valaient adaptation à la mondialisation, les risques sanitaires ou climatiques restant en veille stratégique, constante mais secondaire. La Covid 19 a bouleversé cet ordre des priorités : l’improbable est devenu l’urgence, l’impensable, la norme. On avait déjà traversé différentes phases de la mondialisation : la mondialisation heureuse des années 1990, puis la mondialisation douloureuse à partir de 2008. On est entré depuis peu dans la mondialisation catastrophe. Le plus catastrophique des risques planétaires est le risque climatique : depuis des décennies, les conséquences néfastes des gaz à effet de serre sont connues, chiffrées, annoncées, mesurées et discutées dans de grandes conférences internationales ad hoc. C’est une sorte de cygne noir à l’envers, domestiqué, élevé par la communauté internationale dans l’espoir qu’il ne grandira pas trop vite. L’économie libérale qui nourrit la mondialisation planétaire sait en effet qu’elle doit s’adapter : le capitalisme moderne a entamé sa grande transition vers une production plus verte, un changement des modes de consommation, des investissements vers des technologies plus durables et plus responsables. Cette transformation structurelle de l’économie mondiale, tous les acteurs économiques à commencer par les grandes entreprises, ont fini par l’accepter, l’intérioriser même comme une source nouvelle de profit, avec comme horizon la fin du siècle. L’erreur est juste dans le calendrier : aucun scénario ne permet plus en effet de uploads/Politique/ partie-ii-ch-1-un-monde-qui-derange.pdf
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- Publié le Mai 08, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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