11 1 Joëlle Zask, introduction à la traduction de Le Public et ses problèmes de

11 1 Joëlle Zask, introduction à la traduction de Le Public et ses problèmes de J. Dewey, Farrago, 2003 La politique comme expérimentation “La formation des États doit être un processus expérimental […] Et comme les conditions d'action, d'enquête et de connaissance sont sans cesse changeantes, l'expérimentation doit toujours être reprise ; l'État doit toujours être redécouvert.” (Le Public et ses problèmes, chap. 1) Il est rare que la politique soit considérée comme une “expérimentation”. Car il semble qu’elle réclame plutôt des principes fermes et des actes efficaces, non des hypothèses et leur mise à l’épreuve, un tâtonnement et des avancées pas à pas, sans parler de remises en cause, d’erreurs et d’errements. L’association souvent faite entre la politique et “l’urgence de l’action” boude l’expérimentation tout autant que ne le fait la conception “du” politique comme conformité à des principes intangibles. S’il est souvent admis que le domaine des affaires politiques soit fluctuant et qu’il ballotte suivant les circonstances — les qualités des chefs étant toujours limitées, les hommes, versatiles, la “fortune”, variable et le silence des dieux, éternel —, on recourt en revanche fréquemment à des théories établissant des constantes et des invariants susceptibles de rendre compte de ce qu’est “Le Politique”, sous la surface de la brève durée, et malgré les accidents. D’après Léo Strauss ou Éric Weil par exemple, telle serait la tâche même de la philosophie politique. 22 2 D’une manière générale, ces invariants que la philosophie (et les pratiques qui ont pu s’en réclamer) a pu mobiliser peuvent être désignés comme le point de jonction entre des principes éthiques sur la finalité de l’association humaine et des principes mécaniques de fonctionnement des institutions politiques. Le rapport entre ces deux types de principe est de moyen à fin. On se trouve donc placé devant trois termes : par exemple, chez Hobbes, on trouve la paix comme fin, la cession de son droit par chacun à la puissance souveraine comme moyen et, au point de jonction entre la fin et les moyens, le conatus (endeavour) humain défini à la fois par une mécanique du désir, la défiance de tous à l’égard de tous, et la faculté de raisonner, ou de calculer les conséquences des mouvements. Autres exemples : chez Rousseau, le point de jonction entre la liberté comme fin et l’établissement du droit politique fondamental sous les espèces de la volonté générale comme moyen s’avère la “perfectibilité”, et chez Bentham, le point de jonction qui se situe entre le bonheur de tous et le principe d’un gouvernement limité consiste en un calcul individuel des plaisirs et des peines. Dans tous ces cas, l’invariant équivaut à un présupposé sur la nature de l’homme et sur l’orientation du développement qui lui serait inhérent. C’est grâce à lui que la philosophie politique peut devenir déductive et parvenir “rationnellement” à des principes fondés sur la nature des choses. Cet invariant désigne tout autant une potentialité dont le siège serait ici l’individu qu’une loi de développement universelle dont, en guise de dernier exemple, “l’insociable sociabilité” par laquelle Kant explique le progrès des affaires humaines serait une formule particulièrement explicite. La philosophie des époques ultérieures n’a pas fondamentalement abandonné cette manière de penser la politique en fonction de présupposés conjointement substantiels et processuels. En effet, il semble qu’elle soit restée tributaire du postulat d’après lequel il existerait des lois constantes qui assureraient qu’un potentiel de libération humaine donné au départ puisse être actualisé. Seulement, au lieu que la jonction fins-moyens dépende comme auparavant de prémisses anthropologiques individuelles, elle s’établit plus souvent entre des prémisses de type sociologique et collectif d’un côté, et des finalités attachées à la communauté de l’autre. Chez Hegel ou Marx par exemple, le progrès ne dépend plus du développement du potentiel inscrit dans la nature humaine individuelle, mais du développement des liens sociaux, des rapports matériels ou de la psychologie collective, jusqu’à atteindre un “achèvement”. Penser, comme le fait Dewey, que la politique est une “expérimentation”, n’implique pas l’abandon du rapport de moyen à fin. Dewey conserve à ce rapport 33 3 une fonction tout à fait centrale. Mais il cesse de considérer la fin comme un but ultime et intangible qui serait susceptible d’orienter de l’extérieur les mouvements de libération ou le cours “nécessaire” de l’histoire humaine. La fin n’est plus “finale”, elle est simplement “ce qui est en vue” — provisoire et contextuelle. Car “ce qui est en vue” dépend des possibles et du souhaitable dont les circonstances associatives donnent l’idée. Ceci confère immédiatement deux caractéristiques à la politique : celle d’être une entreprise de correction coextensive aux activités sociales et, du fait de ne plus être assujettie à une fin ultime, celle d’être précisément sans fin. Afin d’introduire Le Public et ses Problèmes, on voudrait montrer comment cette thèse permet d’en finir avec une coupure préjudiciable entre l’éthique et la politique, et comment elle permet d’introduire dans le gouvernement une dimension d’enquête sans pour autant conduire à relativiser l’idéal dont la démocratie est porteuse. La question du public : éclipse ou fantôme ? Chez Dewey, la pertinence des positions politiques s’avère relative à des pratiques expérimentales. Comme en témoigne Le public et ses problèmes, ces pratiques s’appliquent aussi bien à la délimitation entre le privé et le public qu’à la détermination des intérêts communs, aussi bien à la sélection des choix politiques sous la forme de mesures ou de lois qu’aux dispositions constitutionnelles dans le cadre desquels ces choix sont faits. Quelques mots sur le contexte du livre de Dewey pourraient permettre de présenter plus clairement la nature expérimentale de la politique. Dewey publie Le Public et ses problèmes en 1927 après avoir prononcé en 1926 un ensemble de conférences sur ce thème au Kenyon College. À cette époque, il écrit sur la politique depuis déjà une quinzaine d’années au grès de ses activités incroyablement intenses et variées : des essais, comme le célèbre livre Démocratie et éducation qui date de 1916, des articles sur le droit et la signification éthique de la démocratie, et aussi une grande variété de conférences et d’écrits, les uns expliquant la nature de ses engagements politiques en faveur d’un “libéralisme radical”, les autres traitant de sujets de politique internationale en fonction des pays dans lesquels il séjourne, le Mexique, la Chine, la Turquie, le Japon, l’URSS1. 1 Voir JD,Democracy and Education (1916), The Middle Works, vol.9. L'édition de référence est John Dewey, The Early Works (1882-1898), The Middle Works (1899-1924), The Later Works (1925-1953), 44 4 Mais en 1927, c’est quasiment la première fois (et aussi la dernière) que Dewey entreprend de “reconstruire” les concepts auquel la théorie politique fait traditionnellement appel — même si au bout du compte ce texte se présente moins comme un traité sur les principes du droit politique que comme une méditation sur les conditions de survie de la démocratie, et même si cette “reconstruction” est destinée à montrer que la pensée politique doit être émancipée de la “dialectique de concepts” dont témoignent autant l’une que l’autre les deux philosophies politiques que Dewey critique avec le plus de constance, le libéralisme et l’organicisme. Au lieu d’adhérer à l’antagonisme que ces deux doctrines proclament, Dewey les renvoie dos à dos, à la fois pour leur abstraction, pour leur anthropologie fantaisiste, pour le dualisme entre individu et société qu’elles supposent et pour leur “absolutisme” (à savoir le monisme causal sur lequel elles reposent). Les conférences du Kenyon College sont elles-mêmes le fruit d’une réflexion sur les conditions des démocraties modernes que Dewey entreprend après avoir lu et recensé pour la presse deux livres de Walter Lippmann : Public Opinion (1922) et The Phantom Public (1925)2. Comme Dewey, Lippmann est un intellectuel engagé d’un genre admirable qui a en grande partie disparu, tout à la fois journaliste, philosophe politique et, à l’occasion, conseiller des gouvernants. Par exemple, il participe avec Herbert Croly et Walter Weyl à la création en 1914 du célèbre hebdomadaire destiné à être “un accélérateur de l’opinion”, The New Republic ; il travaille souvent pour le gouvernement et participe activement vers la fin de la première Guerre Mondiale à l’élaboration du plan de paix en Europe, les célèbres “Quatorze Points” du président Wilson ; il écrit sur Platon, sur la presse et dans la presse. Il est aussi influent dans le mouvement intellectuel appelé “réalisme politique” — mouvement dont les applications en matière de relations internationales sont importantes jusqu’à aujourd’hui. L’enjeu des deux livres de Lippmann est identique : il s’agit de dénoncer le mythe libéral de “l’omnicompétence” des citoyens, et d’y substituer un ensemble de vérités portant sur la répartition juste et fonctionnelle des pouvoirs dans l’État. Assigner au public une fonction qui s’accorde avec sa nature, au lieu de croire en une sagesse innée, en la volonté unanime du Peuple ou en la raison naturelle, telle est l’entreprise à laquelle il s’attelle. La formation de l’opinion publique suppose édités par Jo Ann Boydston, Carbondale, Southern Illinois University Press (1e éd, 1977), paperbound, 1983. Les trois périodes sont notées par la suite EW, MW uploads/Politique/ preface-a-le-public-et-ses-problemes-de.pdf

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