C. Spector, « Rousseau et la critique de l’économie politique », dans Rousseau

C. Spector, « Rousseau et la critique de l’économie politique », dans Rousseau et les sciences, B. Bensaude-Vincent et B. Bernardi éd., Paris, L’Harmattan, 2003, p. 237- 256 Dans l’un de ses fragments sur le luxe, le commerce et les arts, Rousseau soutient qu’il écrit pour contrer des idées accréditées en son temps : « dans le système que j’attaque »… De même dans un autre fragment, où il prétend n’avoir entrepris d’écrire que pour réfuter « deux philosophes modernes » qui ont voulu décrire tous les bienfaits du luxe. D’où l’hypothèse d’une dimension polémique de la philosophie économique de Rousseau, et un questionnement immédiat : qui Rousseau attaque-t-il ? L’adversaire est-il toujours le même ? Peut-on souscrire aux idées reçues sur la critique archaïque adressée par Rousseau à « l’économie politique » naissante ? Sans doute faut-il se méfier d’une approche trop substantialiste : au moment où écrit Rousseau, l’économie politique n’existe pas comme science autonome, dotée d’une épistémologie fondatrice et d’une méthode unifiée. Ce n’est que vers la fin des années 1760 que l’expression « économie politique » en viendra réellement – avec la « science nouvelle » des Physiocrates – à signifier l’étude de la formation, de la distribution et de la consommation des richesses. Mais même à ce moment, l’équivoque ne sera pas levée : les deux articles de L’Encyclopédie, « Economie » de Rousseau (1755) et même « Œconomie politique » de Boulanger (1765), montrent bien que l’économie politique continue à l’époque à traiter d’organisation (en l’occurrence, du corps politique)1. Par conséquent, si l’on assiste à l’avènement progressif en France, dans la première moitié du XVIIIe siècle, des préoccupations relatives aux richesses, à leur production et à leur distribution, et à l’importation par Melon du paradigme anglais de l’arithmétique politique, il n’existe pas pour autant de science homogène face à laquelle Rousseau pourrait se présenter comme un démystificateur et un pourfendeur des discours dominants. Pourtant, il semble bien que Rousseau envisage son approche comme la critique d’un ou de plusieurs systèmes concurrents. Indice qu’il existe chez lui une conscience de l’unité du discours de ses adversaires théoriques, quand bien même ces adversaires couvriraient tout le champ des positions possibles au sein de l’économie politique naissante : partisans du luxe (même si leur position ne constitue pas un courant économique cohérent au même titre que les autres), mercantilistes et Physiocrates. Or la portée critique de la philosophie de Rousseau est à la mesure de son ambition : ambition qui n’est pas de s’opposer à une doctrine économique particulière (pour mieux établir d’autres énoncés qui lui seraient propres, dans le même registre) mais de s’opposer au fondement même qui unit, par-delà leurs divergences essentielles, ces discours concurrents. La critique rousseauiste, on va le voir, vise les trois courants de pensée dont elle va dégager le socle théorique commun, que l’on peut énoncer dans des termes plus contemporains : le 1 Cf. C. Larrère, « Economie politique », in Dictionnaire européen des Lumières, M. Delon éd. Paris, P.U.F., 1998. Il n’est pas anodin que Rousseau prétende attaquer non des vues économiques, mais « quelques questions de politique et de morale agitées et résolues par plusieurs écrivains modernes » (OC, t. III, p. 516). Toutes nos références aux œuvres politiques extraites du tome III des Œuvres complètes de Rousseau seront désormais indiquées sans autre précision. primat accordé à la croissance sur la justice. En s’attaquant simultanément aux partisans du commerce et du luxe et aux défenseurs d’un essor fondé sur l’agriculture, aux partisans d’un ordre arrangé (économie dirigée par l’Etat, chez les mercantilistes) et aux partisans d’un ordre spontané ou d’un ordre naturel (pour lesquels l’Etat se contente dans une large mesure de laisser faire les processus économiques, chez les partisans du luxe et chez les Physiocrates), Rousseau va ainsi remettre en question les deux postulats fondateurs qui structurent le discours de l’économie politique naissante : 1) le primat accordé à la rationalité de l’intérêt (l’appât du gain) 2) l’hypothèse de l’harmonie naturelle ou artificielle de ces intérêts (selon le rôle que l’on accorde à l’Etat dans cette harmonisation). L’œuvre de Rousseau met en lumière la manière dont les discours édifiés sur ces deux postulats occultent en réalité les préoccupations essentielles de la politique, et se détournent de ses fins : la liberté, l’égalité et la justice2 . Or c’est l’indissociabilité de ces fins qui permet à Rousseau de stigmatiser le discours émergent de l’économie politique. Les critiques, bien sûr, seront élaborées progressivement, dans la mesure où les propositions physiocratiques n’émergeront qu’après les débuts littéraires de Rousseau (l’article « Grains » de Quesnay pour l’Encyclopédie, qui constitue la première manifestation publique de ce qui deviendra ensuite une école, date de 1757, après le premier et le second discours, après le Discours sur l’économie politique également). Aussi conviendra-t-il de prendre en compte l’évolution des termes du débat, entre les premières critiques destinées à stigmatiser les thuriféraires du luxe et celles, regroupées dans la Nouvelle Héloïse, les Considérations sur le gouvernement de Pologne ou le Projet sur la Corse, qui permettent d’envisager une réponse aux Physiocrates. Ainsi pourra apparaître la véritable ambition de la philosophie économique de Rousseau, qui est de distinguer l’« objet économique » de l’« objet politique et moral »3 et de proposer une nouvelle architectonique, privilégiant le second sur le premier. Cette division des champs, en l’espèce, s’accompagnera de la restauration d’une suprématie accordée aux fins morales et/ou politiques sur les fins économiques, qui rétroagira à son tour dans l’économie elle-même, en modifiant en profondeur ses axiomes directeurs et ses concepts fondamentaux. Cette contribution se propose ainsi d’analyser la position théorique de Rousseau au sein des polémiques de son temps : il s’agit de montrer que loin d’avoir négligé l’économie politique naissante, Rousseau a tenté de réinvestir ses concepts afin de mieux proposer sa propre conception de l’économie subordonnée aux fins morales t politiques. I. La critique du luxe e La première prise de position de Rousseau dans l’espace public (premier Discours = premier texte de Rousseau qui lui valut sa célébrité littéraire) est une position violemment polémique : elle pourfend l’apologie contemporaine du luxe. L’argumentaire des sectateurs du luxe (Mandeville, Melon, Voltaire, Cartaud de la Vilate) peut être résumé de la façon suivante : la cupidité et la vanité des particuliers peuvent être bénéfiques à l’Etat dans la mesure où leur consommation alimente le circuit productif et favorise l’emploi. D’une part, l’accroissement de la demande suscite celle de l’offre, et l’augmentation de la production coïncide avec celle de la puissance de l’Etat ; d’autre part, le superflu des uns fournit au 2 Comme l’écrit Rousseau, « le premier et le plus grand intérêt public est toujours la justice. Tous veulent que les conditions soient égales pour tous, et la justice n’est que cette égalité » (Lettre écrites de la Montagne, Lettres IX, in OC, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, 1964, p. 891). La liberté, on le sait, est fondée sur cette égalité devant la loi, que tous les hommes, également, doivent avoir contribué à produire. 3 Pologne, in OC, t. III, p. 1009. nécessaire des autres grâce à la conversion des dépenses en revenus. La fructification des passions est opposée à leur réforme morale comme à leur contrainte par des lois somptuaires, puisque l’irrationalité et l’immoralité profitent à l’Etat4. Montesquieu avait d’ores et déjà nuancé ce propos, en introduisant une différence typologique : le luxe est pernicieux dans les Etats républicains, où il risque de corrompre la vertu, qui est leur « principe » ; en revanche, il fait prospérer les Etats monarchiques : la dépense ostentatoire, effet du désir de se distinguer qui définit l’honneur, fournit une incitation au travail comme à l’accroissement démographique, et donne lieu à un mécanisme redistributeur des richesses grâce auquel se réalise la convergence involontaire des intérêts privés dans l’intérêt public5. l’espoir du salut, mais au nom de la vertu politique entendue comme amour de la patrie9. Or Rousseau, pour sa part, ne saurait accepter une telle partition typologique entre républiques et monarchies. En refusant de mettre au premier plan la différence des gouvernements pour privilégier l’unité de la souveraineté, Rousseau universalise le modèle que Montesquieu avait cantonné aux républiques : l’Etat légitime repose nécessairement sur la vertu politique. Certes, la frugalité et l’égalité relative sont bien les conditions de possibilité des républiques ; mais le seul gouvernement légitime est républicain. Ainsi Rousseau peut-il faire retour à la dénonciation traditionnelle de la corruption des mœurs engendrée par le luxe. Le thème est déployé, dès le Discours sur les sciences et les arts, au nom de l’opposition, empruntée à L’Esprit des lois, entre vertu et commerce : « Que le luxe soit un signe certain des richesses, qu’il serve même si l’on veut à les multiplier : que faudra-t-il conclure de ce paradoxe si digne d’être né de nos jours ; et que deviendra la vertu, quand il faudra s’enrichir à quelque prix que ce soit ? Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu uploads/Politique/ rousseau-economie-politique.pdf

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