Janine Chanteur La loi naturelle et la souveraineté chez Jean Bodin In: Théolog

Janine Chanteur La loi naturelle et la souveraineté chez Jean Bodin In: Théologie et droit dans la science politique de l'État moderne. Actes de la table ronde de Rome (12-14 novembre 1987). Rome : École Française de Rome, 1991. pp. 283-294. (Publications de l'École française de Rome, 147) Résumé Précédant les grandes théorisations de l'État de droit qui commencent au XVIIe siècle, l'œuvre de Jean Bodin, notamment Les Six Livres de la République, témoigne à la fois de la fidélité à une tradition qui s'exprime dans la définition de la loi naturelle, donnant au théologique une place eminente en politique, et de la rupture évidente avec cette tradition : le concept de souveraineté définit désormais le pouvoir en donnant à la volonté humaine une fonction fondatrice en politique. Ainsi le pouvoir politique va-t-il trouver son autonomie par rapport à une autorité spirituelle qui n'est pas niée, mais qui voit sa fonction s'effacer en grande partie. La voie s'ouvre qui conduira à la laïcisation du politique. Citer ce document / Cite this document : Chanteur Janine. La loi naturelle et la souveraineté chez Jean Bodin. In: Théologie et droit dans la science politique de l'État moderne. Actes de la table ronde de Rome (12-14 novembre 1987). Rome : École Française de Rome, 1991. pp. 283-294. (Publications de l'École française de Rome, 147) http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/article/efr_0000-0000_1991_act_147_1_4176 JANINE CHANTEUR LA LOI NATURELLE ET LA SOUVERAINETÉ CHEZ JEAN BODIN L'État moderne, tel qu'il est défini dans la philosophie politique occidentale est un État de droit. Sa constitution, son développement sont essentiellement d'ordre juridique. La relation du droit et de la théologie est complexe et variable. D'une part, le droit tend à se déga ger de la théologie - le droit naturel n'a pas du tout la même significa tion pour un saint Thomas ou un Kant par exemple - d'autre part cer taines valeurs juridiques, même à l'heure actuelle, gardent la marque de la théologie. Les grandes théorisations de ce que l'on appelle l'État moderne commencent au XVIIe siècle. Hobbes est sans doute le pre mier philosophe politique à avoir systématiquement pensé sa genèse en plaçant son origine dans la volonté humaine, en montrant précisément son caractère essentiellement conventionnel et juridique, quoiqu'en ra ttachant son existence de droit aux structures théologiques qui lui sont subordonnées tout en le cautionnant. Les philosophies postérieures, dans leurs différences, voire leurs oppositions, n'ont pas négligé l'i mportance de cette relation que l'on retrouve chez Hegel, en dépit de sa critique des thèses contractualistes. Cependant, de Hobbes à Hegel, si la relation varie, elle se sépare en bloc de la vision qui fut celle du Moyen Âge, en particulier du courant thomiste, héritier de la pensée politique aristotélicienne adaptée au christianisme. La rupture est-elle opérée au XVIIe siècle? Peut-on en retrouver les prémices dans des œuvres polit iques qui gardent encore profondément l'empreinte médiévale? La transformation d'une vision qui soumettait le politique et en particulier le pouvoir étatique à la transcendance d'un ordre du monde, accessible à la connaissance, est moins brutale qu'il n'y paraît. L'œuvre de Jean Bodin, notamment Les six livres de la République, témoigne à la fois de la fidélité à une tradition qui s'exprime dans la définition de la loi natur elle, donnant au théologique une place eminente en politique et de la 284 JANINE CHANTEUR rupture évidente avec cette tradition : le concept de souveraineté légit ime désormais le pouvoir en donnant à la volonté humaine une fonction fondatrice en politique. Ainsi le pouvoir politique va-t-il trouver son autonomie par rapport à une autorité spirituelle qui n'est pas niée, mais qui voit sa fonction s'effacer en grande partie. Les attributs trad itionnellement réservés à l'unité principielle des Anciens, au Dieu chrét ien, en un mot à la transcendance, en devenant ceux du pouvoir politi que, ouvrent la voie à la laïcisation de ce dernier. La relation de la théo logie et du droit que Bodin ne cherche pas à bouleverser, va s'en trou ver considérablement modifiée. Né en 1530, mort en 1596, vingt ans après la première édition de la République, Bodin est à tous les sens du terme un homme de la Renais sance. Très cultivé, il est philosophe, historien, juriste et même théolo gien. Il écrit une œuvre considérable, aux intérêts toujours renouvelés. Catholique souvent proche du calvinisme, il connaît évidemment le latin et le grec, mais aussi l'hébreu. Il est engagé dans l'histoire de son temps dans les rangs des politiques. À l'inverse des Ligueurs (qu'il rejoi gnit peu de temps et sans doute sous la contrainte), et des Monarcoma- ques dont il fait la vigoureuse critique, il recherche pour le pouvoir politique une légitimité solide, accordée à un esprit de tolérance récu sant toute forme de tyrannie. Dans le chaos des guerres d'Italie, des guerres de religion, de la guerre civile, en tentant de maintenir l'unité d'un monde qui se défait, il participe à l'édification d'un monde nou veau. Attaché aux valeurs traditionnelles, il l'est indiscutablement. On ne peut définir la respublica, la spécificité du politique que par la considé ration de sa finalité. Platon, Aristote, saint Thomas ont inspiré ces lignes du début du premier chapitre, livre I, de la République : «... Il faut chercher en toute chose la fin principale et puis après les moyens d'y parvenir. Or la définition n'est autre chose que la fin qui se présent e, et si elle n'est pas bien fondée, tout ce qui sera bâti sur icelle, se ruinera bientôt après . . . Qui ne sait la fin et la définition du sujet pro posé, celui-là est hors d'espérance de trouver jamais les moyens d'y parvenir». La seule fin universelle et qui s'impose selon Bodin parce qu'elle peut être connue, est la même que dans les philosophies anti ques. Le vocabulaire dont use Bodin est celui de Platon et d'Aristote que saint Thomas a repris et explicité à la lumière du christianisme. Si la finalité de l'État politique est claire, c'est qu'elle seule procure «la LOI NATURELLE ET SOUVERAINETÉ CHEZ JEAN BODIN 285 vraie félicité» par la contemplation des vérités éternelles. Que l'on fasse référence aux livres VI et VII de la République de Platon ou à la fin du livre X de l'Éthique à Nicomaque, on retrouve la même inspiration, voi re les mêmes mots: «Or si la vraie félicité d'une République et d'un homme seul est tout un, et que le souverain bien de la République en général, aussi bien que d'un chacun en particulier, gît ès-vertus intel lectuelles et contemplatives, comme les mieux entendus l'ont résolu, il faut aussi accorder que ce peuple-là jouit du souverain bien, quand il a ce but devant les yeux, de s'exercer en la contemplation des choses naturelles, humaines et divines, en rapportant la louange du tout au grand Prince de nature. Si donc nous confessons que cela est le but principal de la vie bien heureuse d'un chacun en particulier, nous concluons aussi que c'est la fin et félicité d'une République» (I, 1). Bodin fait, en marge de ce passage, référence explicite à Aristote, et il est clair que l'analogie entre le bien véritable de chacun et le bien com mun qui ne saurait être la somme des biens désirés par chacun, rappell e aussi la correspondance établie par Platon, entre chaque homme et la Cité dont il fait partie. Ainsi, par la reconnaissance de sa finalité, la République peut-elle être définie un droit gouvernement, le politique trouvant sa valeur et sa qualité dans une fin d'ordre supérieur, métaphysique, religieuse, trans cendante aux hommes, principielle par rapport à leur nature et à leurs institutions. Le critère du droit gouvernement est la conformité aux lois de nature. Tout au long de l'ouvrage, Bodin montre que ces lois ordon nent une hiérarchie des biens, le plus élevé ne pouvant être atteint que si les plus modestes sont assurés d'abord par l'action politique qui pourvoit au nécessaire, puis par les vertus morales qui disposent l'âme à la contemplation : « La fin principale (de la République bien ordon née) dit-il, gît aux vertus contemplatives, jaçait que les actions polit iques soient préalables et les moins illustres soient les premières : com me faire provisions nécessaires, pour entretenir et défendre la vie des sujets et néanmoins telles actions se rapportent aux morales, et celles-ci aux intellectuelles, la fin desquelles est la contemplation du plus beau sujet qui soit et qu'on puisse imaginer» (I, 1). On voit combien Bodin innove peu par rapport à ses prédécesseurs qu'il cite constamment. Il faut le placer parmi les philosophes qui reconnaissent un ordre naturel. Philosophe réaliste certes, parfois plus proche d'Aristote qu'il critique que de Platon qu'il vénère et dont il reprend certains thèmes, mais qu'il range volontiers à côté de Thomas More, alors que lui-même se refuse à «figurer une république en idée, 286 JANINE CHANTEUR sans effet ...» (I, 1). Mais son réalisme n'est jamais celui de Machiavel qu'il condamne avec horreur en sa Préface, pour avoir «mis pour deux fondements des Républiques, l'impiété et l'injustice, blâmant la uploads/Politique/ souverainete-chez-bodin.pdf

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