121 Revue française de science politique , vol. 56, n° 1, février 2006, p. 121-

121 Revue française de science politique , vol. 56, n° 1, février 2006, p. 121-147. © 2006 Presses de Sciences Po. NOUVEAUX REGARDS SUR LES ÉLITES DU POLITIQUE WILLIAM GENIEYS a classe dirigeante : mythe ou réalité ? Telle était l’interrogation initiée par Raymond Aron, il y a quarante ans, dans le cadre d’une table ronde de l’Asso- ciation française de science politique (15-16 novembre 1963) dont les princi- pales contributions furent publiées dans la Revue française de science politique 1 . Dans le double contexte de la guerre froide et de l’affrontement entre les tenants du marxisme et les partisans d’une approche libérale, le débat a été marqué notamment par la controverse opposant Jean Meynaud à Raymond Aron autour des concepts de classes dirigeantes versus catégories dirigeantes. Il en ressortit une discussion fort enrichissante soulignant des questions de vocabulaire, des divergences scientifiques et des oppositions idéologiques 2 . Paradoxalement, la question du rôle et de la légitimité de la « classe politique » française demeure encore d’actualité, alors qu’un faible nombre de publications scientifiques y a été consacré 3 . Certes, le débat sur la notion d’élite(s) dans les sciences sociales dépasse large- ment le cadre du politique. L’approche étymologique de Giovanni Busino montre que les transformations même du mot s’expliquent malaisément, tant l’interpénétration de l’idéologie et du langage est inextricable 4 . Les usages donnent progressivement au mot élite une acception propre en désignant une minorité qui dispose à un moment donné dans une société déterminée d’un prestige découlant de qualités naturelles valo- risées socialement (par exemple, la race, le sang, etc.) ou de qualités acquises (culture, mérite, aptitude, etc.). Ainsi, le vocable désigne tout aussi bien le milieu (social, terri- torial, entre autres) d’où est issue l’élite, que les acteurs qui la composent, ou encore le terrain au sein duquel elle manifeste sa prééminence. Dans ce cas de figure, le déter- minant est toujours suivi d’un qualificatif permettant de restreindre le champ du groupe d’acteurs identifié comme constituant une élite 5 . 1. Pour avoir un aperçu des enjeux du débat de cette table ronde, se reporter aux trois dossiers « Catégories dirigeantes ou classe dirigeante ? » (I, II, III) publiés dans la Revue fran- çaise de science politique , 14 (2), avril 1964, 14 (4), août 1964, et 15 (1), février 1965. 2. Raymond Aron montre que la querelle sémantique autour des concepts de « classe dirigeante », d’« élites », de « classe politique » se rapproche en bien des points de celle qui oppose les anglo-saxons autour des concepts de « ruling class », « power elite », « elite », voire d’« establishment ». Il précise ensuite, quant à l’usage du concept d’élite politique : « J’ai moi- même employé en d’autres circonstances l’expression, parce qu’elle est d’usage courant, mais je pense, après réflexion, que mieux vaut parler de “personnel politique” » (Raymond Aron, « Catégories dirigeante ou classe dirigeante ? », Revue française de science politique , 15 (1), février 1965, p. 7-27, dont p. 7). 3. Pierre Hassner, « À la recherche de la classe dirigeante : le débat dans l’histoire des doctrines », Revue française de science politique , 15 (1), février 1965, p. 40-66 ; Mattei Dogan, « Is there a Ruling Class in France ? », Comparative Sociology , 2, 2003, p. 17-89. 4. Giovanni Busino, Élite(s) et élitisme , Paris, PUF, 1992, p. 3. 5. La discussion du concept d’élite(s) par Raymond Boudon et François Bourricaud met en évidence que l’emploi du singulier ou du pluriel traduit souvent l’option analytique retenue par le chercheur. Cf. Raymond Boudon, François Bourricaud, « Élite(s) », dans Dictionnaire critique de la sociologie , Paris, PUF, 1982, p. 225. L 122 William Genieys Or, dans la science politique française, les travaux des pères fondateurs de la théorie élitiste, notamment ceux de Pareto et Mosca, sont considérés comme relevant d’une approche essentialiste dont l’objectif politique est la perpétuation de la philoso- phie contre-révolutionnaire (De Maistre, Bonald, etc.). Dans un ouvrage retraçant les linéaments des imaginaires qui président à la conception de la France, Pierre Birn- baum montre en quoi le procès contre les élites constitue une de ces guerres franco- françaises entre les « deux France », héritée de la blessure profonde de 1789 1 . À cet héritage historique, les politologues français reprochent un usage non contrôlé de la notion d’élites politiques, proche du conceptual stretching cher à Sartori 2 , notamment dans sa variante nord-américaine 3 . L’approche avancée par Robert Putnam, dans sa sociologie comparée des élites politiques, est jugée gradualiste et élastique. Les élites y sont définies comme les personnes qui sont près du sommet de la pyramide du pou- voir et qui ont la capacité d’influencer les décisions politiques (cf. tableau p. 128) 4 . D’orientation différente, les recherches françaises ont privilégié un découpage empirique de l’objet, entre des études sur les personnels politiques (parlementaires, ministres ou présidents) et sur la haute administration publique, tout en faisant l’éco- nomie d’une construction conceptuelle figée. La comparaison avec l’abondante litté- rature académique anglo-américaine consacrée aux élites doit nous permettre de saisir le « retard » français en la matière 5 . Dans un livre plaidoyer pour un juste retour dans les sciences sociales de l’usage du concept d’élite, Eva Etzioni-Halévy montre que, contrairement à la théorie des classes toujours assimilée à l’égalitarisme démocratique par les socials scientists , la théorie des élites a été traditionnellement considérée comme non démo- cratique et illégitime dans l’analyse du pouvoir 6 . Toutefois, c’est dans les pays anglo-saxons, où la tradition sociologique retient l’idée d’élite comme alternative politiquement acceptable au concept marxiste de classe dirigeante, que les pre- mières recherches empiriques se sont développées 7 . C’est d’ailleurs dans cette pers- pective analytique qu’un petit groupe de sociologues a avancé, dans les années 1980, 1. Pierre Birnbaum, La France imaginée. Déclin des rêves unitaires ? , Paris, Fayard, 1998, p. 19. 2. Giovanni Sartori, « Comparing and Miscomparing », Journal of Theoretical Politics , 3 (3), 1991, p. 243-257. 3. Colette Ysmal, « Élites et leaders », dans Madeleine Grawitz, Jean Leca (dir.), Traité de science politique , Paris, PUF, 1985, t. 3, p. 603-642. 4. Robert D. Putnam, The Comparative Study of Political Elites , New Jersey, Prentice Hall, 1976. 5. Cf. à ce propos John Scott (ed.), The Sociology of Elites , vol. 1 : The Study of Elites , vol. 2 : Critical Perspectives , vol. 3 : Interlocking Dictatorships and Corporate Networks , Aldershot, Edward Elgar Publishing Ltd, 1990 ; et également John Scott, « Les élites dans la sociologie anglo-saxonne », dans Ezra N. Suleiman, Henri Mendras (dir.), Le recrutement des élites en Europe , Paris, La Découverte, 1995, p. 9-18. 6. L’auteur écrit au début des années 1990 : « Pour toutes ces raisons, on a pris l’habitude d’appréhender la théorie des classes comme étant progressiste, égalitaire et démocratique, contrairement à la théorie des élites qui, elle, est considérée comme conservatrice, inégalitaire, élitiste et non démocratique. Pour beaucoup d’intellectuels, la théorie des élites tout comme l’élitisme est devenue péjorative. Pour toutes ces raisons, le terme élite, comme la théorie des élites, se trouve encore délégitimé et marginalisé dans les sciences sociales » (Eva Etzioni- Halévy, The Elite Connection , Cambridge, Polity Press, 1993, p. 28). 7. John Scott, « Les élites dans la sociologie anglo-saxonne », cité. Cf. pour une discus- sion des usages des termes « classes » et « élites », Eva Etzioni-Halévy, Classes and Elites in Democracy and Democratization, New York, Garland Publishing, 1997. Nouveaux regards sur les élites du politique 123 un nouveau paradigme pour sortir l’analyse de l’opposition entre les approches moniste et pluraliste 1 . Ces partisans du neo-elitism introduisent, au cœur de leur matrice de recherche sur la dynamique démocratique, les relations entre la configu- ration des élites et le type de régime politique. Partant de ce constat, il convient d’expliquer comment, longtemps critiqué pour sa dimension élitiste, ce type de recherches ouvre aujourd’hui la voie à une approche élitaire du politique 2 . Pour comprendre ce changement, il convient tout d’abord de mettre en perspective les conditions de la différenciation des approches anglo-saxonne et française. Ensuite, nous montrerons pourquoi une sociologie des élites du politique permet de mieux comprendre le changement de régime, voire le processus de démantèlement des États démocratiques 3 . THE RULING CLASS OR ELITE THEORY : UN PARADIGME AU DÉVELOPPEMENT PRÉCOCE ET CONTRARIÉ Depuis les années 1930, après la traduction en anglais des textes classiques de Pareto et Mosca sur les élites, un flux incessant de travaux académiques a été publié autour de la théorie de la classe dirigeante et des élites 4 . Forte de ce poids aux États- Unis, la sociologie des élites s’est imposée comme un sous-champ d’études à part entière. Dans cette perspective, les débats ont été structurés autour de deux idées- forces : d’une part, l’idée selon laquelle le concept d’élite constitue une alternative politiquement acceptable au concept marxiste de uploads/Politique/genieys-nouveaux-regards-sur-les-elites-du-politique.pdf

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