LA DÉCONSTRUCTION ARENDTIENNE DES VUES POLITIQUES DE HEIDEGGER Jacques Taminiau

LA DÉCONSTRUCTION ARENDTIENNE DES VUES POLITIQUES DE HEIDEGGER Jacques Taminiaux Réseau Canopé | « Cahiers philosophiques » 2007/3 N° 111 | pages 16 à 30 ISSN 0241-2799 DOI 10.3917/caph.111.0016 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2007-3-page-16.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Réseau Canopé. © Réseau Canopé. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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L’auteur de l’article qui suit a tenté de montrer dans divers travaux, à commencer par La Fille de Thrace et le Penseur professionnel1, que dans ses analyses de la vie active et de la vie de l’esprit, Arendt poursuit un débat constant avec Heidegger dont elle avait été l’élève à Marbourg avant la publication de Sein und Zeit. Le but de l’article est de démontrer à la lumière de ce débat que l’indubitable compromission de Heidegger avec le national- socialisme avait ses racines non pas dans l’idéologie nazie mais dans une réappropriation spécifique de la pensée politique de Platon, telle qu’elle est exposée dans la République. L e cadre général des remarques ici proposées est un rappel histo- rique. Hannah Arendt s’est réclamée à quelques reprises de la notion de «déconstruction» pour caractériser le style spécifique de ses analy- ses de la vie active et de la vie de l’esprit. Cette notion – Arendt le savait mieux que quiconque – est évidemment centrale chez Heidegger. Elle dési- gnait chez l’auteur de Sein und Zeit une composante majeure de la démar- che phénoménologique, c’est-à-dire descriptive, qu’il avait entrepris de centrer sur ce qui pour lui était la Sache selbst, la chose même, à savoir la compré- hension de l’être par l’étant humain. Comme toute démarche philosophique, la phénoménologie, disait-il, même lorsqu’elle se veut radicale ne peut s’empêcher de recourir à des concepts hérités et à des angles d’approche Philosophiques 16 N ° 1 1 1 / O C T O B R E 2 0 0 7 D O S S I E R DOSSIER Heidegger, politique et philosophie  1. J.Taminiaux, La Fille de Thrace et le Penseur professionnel (1992), Paris, Payot, 2006. © Réseau Canopé | Téléchargé le 10/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 92.169.118.149) © Réseau Canopé | Téléchargé le 10/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 92.169.118.149) 17 L A D É C O N S T R U C T I O N A R E N D T I E N N E  HEIDEGGER, POLITIQUE ET PHILOSOPHIE D O S S I E R 17 traditionnels qui risquent de faire barrage à l’accès à la chose même si l’on ne prend pas la peine de ramener ces concepts aux sources phénoménales dont ils provenaient initialement. La déconstruction au sens heideggérien consistait précisément à lever ces barrages par retour aux phénomènes. Pour avoir été l’élève de Heidegger à Marbourg, à l’époque de la genèse de Sein und Zeit, Arendt savait que la pratique heideggérienne de la décons- truction impliquait à titre privilégié la réappropriation contemporaine d’un mode de vie célébré par Platon au seuil de la tradition occidentale, le bios theorêtikos, la vie contemplative. Au fil des années, Arendt s’aperçut de plus en plus nettement que cet axe contemplatif entraînait dans la déconstruction menée par Heidegger un certain nombre de partis pris et d’aveuglements d’origine platonicienne. J’ai tenté dans les textes que j’ai consacrés aux livres d’Arendt sur la vie active et sur la vie de l’esprit de faire ressortir les répliques qu’ils comportaient tantôt implicitement, tantôt explicitement à l’adresse des partis pris heideggériens. Je crois que ces répliques autorisent à attribuer à Arendt, qui n’hésite pas à se présenter comme «une sorte de phénoménologue», la pratique d’une déconstuction très différente de celle que pratiquait Heidegger et frappant souvent celui-ci soit de biais soit de plein fouet parce qu’animée d’un soup- çon systématique envers les prérogatives que reven- dique le bios theorètikos. Tel étant le cadre général de mon propos, je limi- terai mes remarques à la déconstruction par Arendt des vues politiques de Heidegger. Je procéderai en trois étapes. Dans la première le tristement célèbre discours de rectorat prononcé par Heidegger en 1933 sera envisagé à la lumière de l’analyse arendtienne du totalitarisme. Dans la seconde, j’esquisserai la généalogie des vues politiques de Heidegger avant la publication de Sein und Zeit, de manière à faire ressortir leur carac- tère platonisant que confirmera le dernier cours prononcé avant 1933, et que mettra en cause l’analyse arendtienne de la vie active. Dans la troisième étape, je rappellerai, eu égard à Heidegger, les éléments fondamentaux de la réflexion critique d’Arendt sur le concept platonicien du politique. I Au chapitre 13 des Origines du totalitarisme, chapitre intitulé «Idéologie et terreur: une nouvelle forme de gouvernement», Arendt souligne le rôle central que joue dans les régimes totalitaires l’idéologie. Celle-ci vient coiffer et régir un certain nombre de traits caractéristiques de ces régimes tels la transformation des classes sociales en masses, la transformation du système des partis en un mouvement de masse mobilisé par un seul leader, Pour Arendt, cet axe contemplatif entraînait dans la déconstruction menée par Heidegger un certain nombre de partis pris et d’aveuglements d’origine platonicienne © Réseau Canopé | Téléchargé le 10/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 92.169.118.149) © Réseau Canopé | Téléchargé le 10/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 92.169.118.149) Philosophiques 18 N ° 1 1 1 / O C T O B R E 2 0 0 7 D O S S I E R la domination de la police sur l’armée, et une orientation déclarée vers la domination mondiale. Arendt montre que la fonction centrale de l’idéologie totalitaire est d’abo- lir la distinction que font toutes les philosophies politiques depuis Platon entre deux sens du mot loi : la légalité et la légitimité, donc de combler une fois pour toutes l’écart entre les lois positives et leur légalité d’une part, et d’autre part l’instance légitimante dont elles dérivent sans jamais coïnci- der avec elle, peu importe le concept que l’on ait de cette instance : Idée transcendante de la justice, droit naturel, commandements divins, volonté générale d’une nation, ou Idée de la raison pratique. La distinction entre légalité et légitimité, quelles qu’en aient été les variantes, entraînait dans toute la tradition de la philosophie politique, un certain nombre d’autres distinctions telles que la divergence entre le caractère abstrait et général des normes du bien et du mal et la diversité concrète d’événements humains imprévus, ou encore la divergence entre l’universalité de l’obligation et la liberté de l’action et de la volonté des individus, ou entre le devoir et les droits, ou entre l’effet stabilisateur des lois positives et les changements renouvelés des affaires humaines etc. Toutes ces distinctions s’évanouissent dans le totalitarisme. L’idéologie s’en débarrasse en se procla- mant être l’accomplissement sans reste d’une loi ultime qui, loin de se rapporter à une sphère idéale qui ferait l’objet d’une recherche renouvelée, est tout simplement l’expression du «mouvement d’une force surhumaine, nature ou histoire » qui a son propre commencement, sa propre fin, et sa propre logique strictement déductive basée sur une prémisse tenue pour évidente, la race parfaite dans le cas du nazisme. De quoi résulte la répression par l’idéologie des formes spécifiquement humaines de la vie active, de même que le nivellement de la vie de l’esprit. De la vie active, l’idéologie totalitaire ne sauve que le labeur nécessaire à la survie de l’espèce. Mais elle réprime l’activité de faire-œuvre que les Grecs appelaient poièsis et dont Arendt enseigne qu’elle a pour condition un monde commun qui ne peut s’édifier que par dépassement de l’éternel retour des cycles naturels. Cette condition se trouve exclue par l’idéologie qui ne prend en considération que la fabrication d’une race parfaite. Mais l’idéologie réprime tout autant l’action proprement dite, que les Grecs appe- laient praxis, et dont Arendt enseigne qu’elle a pour condition la pluralité, à savoir le fait que les humains sont tous semblables donc capables de se comprendre, mais tous différents donc invités à le montrer en actes et en paroles. Cette condition se trouve abolie dès lors que les humains ne sont plus pour l’idéologie que des échantillons interchangeables d’un seul et même type: la race aryenne dans le cas du nazisme. L’idéologie n’est pas moins destructrice de la vie de l’esprit. uploads/Politique/ taminiaux-2007-la-deconstruction-arendtienne-des-vues-politiques.pdf

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