Esther ROGAN, « Rationalité tragique et politique aristotélicienne : Les confli
Esther ROGAN, « Rationalité tragique et politique aristotélicienne : Les conflictualités civiles (stáseis) chez Aristote, moment d’élaboration d’une « rationalité tragique » », in Rationalité tragique, Zetesis - Actes des colloques de l’association [En ligne], n° 1, 2010, URL: http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?article13. © Tous droits réservés. Page 1 RATIONALITÉ TRAGIQUE ET POLITIQUE ARISTOTÉLICIENNE : LES CONFLICTUALITÉS CIVILES (STÁSEIS) CHEZ ARISTOTE, MOMENT D’ÉLABORATION D’UNE « RATIONALITÉ TRAGIQUE » Au Livre III des Politiques, Aristote propose la définition suivante de la polis : « Une cité est la communauté des lignages et des villages menant une vie parfaite et autarcique. C’est cela, selon nous, mener une vie bienheureuse et belle [tò zèn eudaimόnōs kaì kalõs]» (chapitre 9, 1281a1-2). Ce que vise la cité, sa finalité véritable, c’est donc le bien-vivre ou le bonheur de ses citoyens. Toute la politique consiste dès lors à mettre en œuvre les moyens adéquats en vue de cela – ce qui passe notamment par la mise en place d’une constitution droite, seule en mesure de réaliser l’avantage commun (koinòn sumpherόn). Rappelons que la constitution désigne chez Aristote « l’organisation des diverses magistratures et surtout de celle qui est souveraine dans toutes <les affaires> »1, c'est-à-dire le régime politique souverain et le rapport qu'il implique entre gouvernants et gouvernés. Selon la fin visée, la constitution pourra être qualifiée de « droite » ou de « déviée ». Ainsi seront « droites » les constitutions qui visent l’avantage commun, et elles sont au nombre de trois : monarchie, aristocratie, régime constitutionnel (politeía) ; « déviées », celles qui, à l’inverse, visent l’avantage particulier des seuls gouvernants, elles aussi au nombre de trois : tyrannie, oligarchie, démocratie2. Cependant, si en droit la finalité véritable de la polis est évidente et si elle ne fait aucun doute pour le philosophe qui cherche à expliciter les conditions de la vie en commun, dans les faits, elle semble parfois introuvable. Il est en effet un moment particulièrement critique dans la vie des cités, au cours duquel la communauté politique est rompue, brisée, dissoute. Cette rupture de la koinōnía est rendue manifeste par la mise en place d’une constitution déviée, qui rend caduque – provisoirement du moins – toute tentative de réalisation de la finalité véritable de la polis. Or, ce temps spécifique pour la communauté politique qui, tout en signant sa mise entre parenthèses, en constitue la vie propre, est désigné par le nom de stásis – terme équivoque, et plus indéterminé qu’il n’y paraît au premier 1 Politiques, III, 6, 1278b8-10. 2 Pol., III, 7, 1279a27-30. Esther ROGAN, « Rationalité tragique et politique aristotélicienne : Les conflictualités civiles (stáseis) chez Aristote, moment d’élaboration d’une « rationalité tragique » », in Rationalité tragique, Zetesis - Actes des colloques de l’association [En ligne], n° 1, 2010, URL: http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?article13. © Tous droits réservés. Page 2 abord, ainsi qu’en atteste la pluralité des traductions : « guerre civile » ; « sédition » ; « dissension » ; « discorde » ; « querelle »3… Qu’entendons-nous par ce terme ? Qu’est-ce, au juste, que la stásis? Dans les textes du Stagirite, celle-ci renvoie presque toujours4 à une lutte qui oppose les citoyens, c'est-à-dire les membres d’une même communauté civique. Elle présuppose donc la jouissance des droits politiques et implique l’usage des armes5. En outre, elle vise une seule et unique fin : le changement (kínēsis, metabolè) des constitutions. Or parce que tout homme appartenant au corps politique – c'est-à-dire tout homme ayant la qualité de citoyen –, et collectivement, tout groupe de citoyens unis par un intérêt identique, sont susceptibles d’engager une stásis, cette dernière est susceptible de revêtir cinq formes : (1) opposition des riches au peuple, et réciproquement (2) du peuple aux riches, (3) opposition des oligarques entre eux, (4) opposition des étrangers naturalisés aux citoyens de souche. A ces quatre cas historiquement avérés s’ajoute (5) celui, ambivalent, des hommes vertueux, qu’Aristote considère comme des séditieux potentiels, mais jamais actuels6. Aussi, minimalement définie comme action violente mettant aux prises deux factions ennemies qui se déchirent et qui sont incapables de s’entendre (le 3 D’une manière générale, on soulignera la prolifération des traductions chez J. Tricot, qui induit de véritables confusions : à l’intérieur d’un même chapitre (Pol. V, 1), celui-ci rend stásis, par « discordes » (1301a39) ; « luttes intestines » (1301b5), « révolution » (1301b10), « dissensions » (1301b25), « sédition » (1301b28). La profusion des traductions est plus ténue chez P. Pellegrin qui, quant à lui, traduit stásis par « faction », « révolution », « dissension », « discorde », « guerre civile ». Mais c’est la traduction de J. Aubonnet qui nous semble la plus rigoureuse : les sens qu’il donne à ce terme sont « dissension », « sédition », « discordes mutuelles », « faction ». Tout en prenant en considération la polysémie inhérente au concept de stásis, Jean Aubonnet n’en fait pas pour autant une notion ployable en tous sens. 4 S’agissant des Politiques, une occurrence fait exception à la règle : en Politiques, VII, 16, 1334b38, stásis désigne en effet la rupture advenant entre un mari et sa femme, du fait d’une inégalité dans l’aptitude à procréer. Nous laisserons de côté cet usage pour nous concentrer exclusivement ici sur les stáseis advenant entre citoyens. 5 Pol., V, 5, 1305a10 ; VII, 9, 1328b10. Dans ces deux extraits, Aristote établit un lien explicite entre le fait de posséder les armes et le fait de bouleverser la constitution – ce changement pouvant advenir de deux façons, soit par la ruse soit par la force (Pol., V, 4, 1304a10 sq.). Or il semble que la stásis renvoie aux changements constitutionnels advenant du fait de la force. 6 Comparer notamment : Pol., I, 2, 1253a3 ; V, 1, 1301a38, avec Pol., V, 4, 1304b4-5. Esther ROGAN, « Rationalité tragique et politique aristotélicienne : Les conflictualités civiles (stáseis) chez Aristote, moment d’élaboration d’une « rationalité tragique » », in Rationalité tragique, Zetesis - Actes des colloques de l’association [En ligne], n° 1, 2010, URL: http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?article13. © Tous droits réservés. Page 3 rapport de force se soldant par la mise en place d’une constitution déviée), la stásis apparaît d’emblée comme un évènement critique, dramatique pour l’ensemble des citoyens. C’est pourquoi on a pour habitude de la qualifier de « tragique ». Il suffit pour s’en convaincre de se tourner vers le titre de l’ouvrage posthume de Nicole Loraux : La tragédie d’Athènes : La politique entre l’ombre et l’utopie (2005), dans lequel l’historienne-anthropologue analyse les discours liés à la dérangeante question de la stásis. Il s'agit ici de s'interroger sur le sens véritable d’une telle prédication : que faisons-nous vraiment lorsque nous qualifions la stásis de « tragique » ? Appliquons-nous métaphoriquement ou analogiquement au politique un adjectif qui ressort d’abord du domaine poétique – auquel cas le tragique véritable serait celui des tragiques ou des poètes ? Ou bien qualifier la stásis de « tragique » enjoint-il à redéfinir le tragique « au-delà » de la poétique, comme une catégorie ontologique, et plus précisément comme une catégorie gouvernant de part en part le règne des choses humaines (tà pragmáta) ? Rapprocher tragédie et politique nous permettra de déterminer si la rationalité tragique définit en propre la tragédie, et seulement par dérivation, accidentellement et métaphoriquement la politique (à certains moments de son histoire), ou bien si elle empreint essentiellement la réalité humaine – auquel cas elle pourrait être identifiée comme nécessité contingente ou contingence nécessaire. Afin de répondre à cette question, je commencerai par montrer que tragédies et stáseis fonctionnent et sont structurées de manière analogue. Puis, poussant plus avant cette analogie, qui semble faire signe vers l’unité d’une rationalité tragique traversant la politique autant que le théâtre, il s’agira de voir que les enseignements des tragiques éclairent le politique lui-même et se révèlent d’un grand secours pour le philosophe qui cherche à comprendre et à résoudre les conflits entre citoyens. Ceci me conduira dans un dernier temps à m’interroger sur la continuité entre poésie et philosophie qui semble s’esquisser et sur le statut qu’il convient de lui accorder. Esther ROGAN, « Rationalité tragique et politique aristotélicienne : Les conflictualités civiles (stáseis) chez Aristote, moment d’élaboration d’une « rationalité tragique » », in Rationalité tragique, Zetesis - Actes des colloques de l’association [En ligne], n° 1, 2010, URL: http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?article13. © Tous droits réservés. Page 4 I. Fonctionnement et structure « tragiques » de la polis dans les conflits entre citoyens. J’ouvrirai ce parcours sur un rapprochement entre tragédies grecques et conflits entre citoyens. Ce dernier pourrait sembler inopiné, pour ne pas dire artificiel, dans la mesure où il ne se trouve à aucun moment thématisé comme tel chez Aristote. En outre, on s’attendrait davantage à une référence à l’histoire – les stáseis étant, en tant qu’« évènements », objet de l’historien. Pourtant, ces deux réserves ne suffisent pas à invalider notre projet : tragédies grecques et stáseis présentent en effet des similitudes, telles qu’une analogie entre les deux apparaît fondée et féconde. De uploads/Politique/aristote-et-la-stasis.pdf
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- Publié le Aoû 24, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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