GUSTI ET SON ÉCOLE DANS LA TOURMENTE POLITIQUE DE LA ROUMANIE Gusti et son écol
GUSTI ET SON ÉCOLE DANS LA TOURMENTE POLITIQUE DE LA ROUMANIE Gusti et son école dans la tourmente politique de la Roumanie Zoltan ROSTAS David Mihai GAITA Les Études sociales, n° 153-154, 2011 L’Ecole sociologique de Bucarest, fondée au sortir de la Première guerre mondiale par Dimitrie Gusti, a réussi à accomplir, dans un pays à faible tradition sociologique, un programme scientifique original, reconnu internationalement durant les années ’30. Les résultats auxquels elle est parvenue –aujourd’hui méconnus par beaucoup des spécialistes des sciences sociales- ne s’expliquent pas par une simple histoire interne de ses avancées scientifiques. Ils sont liés aux conditions politiques de la Roumanie sans l’intelligence desquelles on ne peut comprendre l’essor puis le déclin de la sociologie de Gusti et de ses disciples. Un pays à construire L’Ecole sociologique de Bucarest, plus que d’autres communautés scientifiques en Roumanie, s’est formée et développée en liens étroits avec les conditions socio-politiques de la modernité. Dimitrie Gusti a fondé l’Association pour la science et la réforme sociales, premier vecteur d’institutionnalisation de son Ecole, au cours d’une période de crise de l’Etat roumain révélée par la guerre[1]. En effet, au printemps de 1918, à la suite de la défection de son allié, la Russie, le gouvernement roumain a été contraint à des négociations avec les puissances centrales, l’Allemagne et l’Empire austro-hongrois, dans des conditions très défavorables. Menacée d’importantes réductions territoriales, la Roumanie n’a été sauvegardée que par les victoires de l’Entente sur le front de l’ouest en août 1918. Si son pays a pu in extremis réintégrer le camp des vainqueurs et profiter de la victoire, l’auteur du programme de l’Association n’en considère pas moins que la Roumanie s’est trouvée en péril autant pour des raisons militaires que pour n’avoir pas su mener une réforme sociale profonde. Il met en cause le manque de compétence de l’appareil d’Etat et considère, avec ses partenaires de l’Association (universitaires, magistrats, économistes, ingénieurs, avocats, hauts fonctionnaires), que la Roumanie est dans une situation similaire à celle de la France après la défaite de 1871 quand a été créée l’Ecole libre des sciences politiques pour remédier à l’insuffisance des cadres administratifs et politiques. Le modèle de celle-ci, ainsi que les motifs de sa création, sont explicitement évoqués par le groupe d’intellectuels fondateurs de l’Association en avril 1918. Ultérieurement, l’euphorie née de l’occupation de la Transylvanie, de la Bessarabie, de la Bucovine du Nord et du Dobroudja du Sud, garantie par les traités de paix, n’a pas abusé Gusti et ses amis pour qui les problèmes de la Roumanie ne sont pas résolus par cette issue victorieuse, ni par l’unification des Roumains dans un seul pays[2]. Ils estiment, au contraire, qu’aux anciens problèmes sociaux et politiques s’en ajoutent de nouveaux, imprévus. Après la Première guerre mondiale, la Roumanie a radicalement changé de visage. Son territoire a doublé du fait du rattachement des provinces mentionnées ci-dessus, appartenant jusqu’alors à l’Empire austro-hongrois, à la Russie tsariste, ainsi qu’à la Bulgarie. Sa population aussi, passant à plus de 16 millions d’habitants, le pays devenant d’un coup une puissance régionale. Mais cet accroissement significatif en a également sensiblement modifié la composition ethnique, 30% des citoyens de la Grande Roumanie étant issus des minorités (magyars, allemands, juifs, tsiganes, russes, ukrainiens, bulgares, turcs, tartares, grecs, slovaques, etc.). Par ailleurs, en modifiant ses frontières, la Roumanie est devenue voisine des nouveaux états d’Europe centrale et de l’est, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, la Pologne, pays amis, et de la Bulgarie, la Russie soviétique et la Hongrie, pays ab ovo hostiles en raison des pertes territoriales en faveur de la Roumanie. Après les premières années de l’après guerre qui voient éclater des conflits armés avec la Hongrie des Soviets et avec les détachements de bolcheviks en Bessarabie, la Roumanie connaît des difficultés internes majeures causées par la pauvreté, le chômage, la désorganisation économique, le chaos des finances publiques qui génèrent une forte agitation politique. Les différents gouvernements qui se succèdent, sont confrontés, non seulement à ces problèmes, mais aussi à l’intégration administrative des nouvelles provinces, tout comme à l’unification territoriale des voies de communication. La difficulté de cette intégration est accrue par la différence entre la culture politique des provinces annexées, d’une part, et celle du Vieux Royaume, de l’autre[3]. Malgré la restructuration de la configuration politique du pays, avec l’apparition d’un grand nombre de nouveaux partis, des réformes s’accomplissent : la réforme agraire qui annihile le pouvoir de l’ancien parti conservateur des grands propriétaires terriens, l’extension du droit de vote à l’ensemble de la population (sauf les femmes) et la citoyenneté accordée aux juifs. Cependant, le vieux Parti national libéral, au pouvoir entre 1920 et 1928, n’a pas saisi que la politique protectionniste traditionnelle, avec le fameux slogan « par nous- mêmes », est impraticable. Si une nouvelle constitution, libérale dans son essence, a été promulguée (1923), la conception centralisatrice et autoritaire du Parti national libéral est restée inchangée. Le gouvernement conduit par Ion I. C. Bratianu a cru que l’intégration des provinces annexées se réaliserait par l’imposition du centralisme et l’implantation dans la nouvelle administration des fonctionnaires provenant du Vieux Royaume. De nombreux conflits se sont ainsi développés entre Bucarest et l’élite politique roumaine des provinces, désapprouvés par les anciens alliés de la Roumanie, l’Angleterre et la France. Si le péril bolchevique pouvait sembler la justification d’un gouvernement centralisé dans les premières années de l’après-guerre, le temps passant, il est apparu l’alibi du clientélisme et de la corruption. Ainsi que l’explique Catherine Durandin, les adversaires politiques des libéraux « voient dans le dispositif législatif et financier institué par le parti la mise en coupe réglée de l’Etat au profit de ses clientèles et le décollage d’une industrie libérale et non nationale »[4]. Pendant la décennie dominée par le Parti national libéral, la vie culturelle n’a pas non plus été des plus sereines. La construction de la culture nationale est devenue une politique d’Etat, ayant comme objectif la réalisation la plus rapide possible de l’unité « spirituelle » de tous les Roumains. Puisque cette homogénéisation ne pouvait être réalisée que par des écoles et des universités, le gouvernement national libéral a créé un grand nombre d’écoles normales, afin de mettre le plus grand nombre d’instituteurs au service de cette œuvre. Aux deux universités roumaines, de Bucarest et de Iasi, s’ajoutent celle de Cluj, reprise aux Magyars, et celle de Cernauti, reprise aux Autrichiens. Toujours dans le but de réaliser rapidement l’intégration et l’homogénéisation, le nombre d’écoles normales a augmenté, tout en réduisant la durée des études à trois ans. Cette politique d’annihilation des identités régionales n’a pas heurté que les élites intellectuelles roumaines des provinces, elle a réveillé aussi les anciens problèmes identitaires de la culture roumaine. Les défenseurs conservateurs du passé étaient alarmés par la dilution du caractère oriental du christianisme roumain dans le creuset européen occidental. Le champ culturel-idéologique a été le lieu de plusieurs fronts. Les nationalistes traditionalistes se confrontaient aux néolibéraux qui justifiaient l’origine roumaine de la bourgeoisie autochtone ; contre eux, s’affirmait le « taranisme » (« paysannisme »), avec ses racines « narodnicistes » (populistes)[5]. A l’ombre de ces courants, qui avaient également une expression politique partisane, se profilait dès les années 1920 l’orthodoxisme culturel, ainsi que le corporatisme, dans une confrontation avec la gauche culturelle libérale. Toutes ces tendances auront une influence accrue pendant les années 1930. De jeunes sociologues modernisateurs Dans une telle atmosphère, D. Gusti et son Association – qui deviendra en 1921 l’Institut social roumain – essaient de s’élever au-dessus des partis afin de devenir un forum de dialogue scientifique concernant les problèmes importants de la connaissance et de la modernisation du pays. En dépit de troubles sociaux majeurs, l’Institut social roumain développait son travail, devenant une autorité de renforcement de la compétence des experts en modernisation de l’appareil d’Etat roumain. Toujours en 1921, Gusti a réussi à inaugurer un cycle de conférences auxquelles ont été invités non seulement des experts de haut rang, mais également des hommes politiques de premier plan. Contrastant avec le style démagogique qui régnait au Parlement ou lors des campagnes électorales, les politiciens, dans le cadre de l’Institut social roumain, s’engageaient à exposer les conceptions idéologiques de leur parti de manière rationnelle et systématique. D’autre part, Gusti, en 1925, commence la série des campagnes de sociologie monographique dans une vision holiste[6], étudiant chaque été un village de chaque région historique de la Grande Roumanie. En fait, c’est à partir de ces recherches annuelles que s’est formée l’école sociologique composée de jeunes licenciés ou étudiants de Gusti, provenant surtout de la classe moyenne de Bucarest. Une des particularités de cette école dans le contexte européen de l’entre-deux-guerres a été la participation significative des licenciées et des étudiantes à l’étude monographique des villages[7]. Cette volonté affichée de l’Ecole de rester neutre d’un point de vue politique facilitait son acceptation de la part du gouvernement national libéral, même si Gusti était personnellement perçu comme proche de l’idéologie « paysanniste ». Il est opportun ici de souligner que, par la recherche systématique sur le terrain uploads/Politique/ gusti-et-son-ecole-dans-la-tourmente-politique-de-la-roumanie.pdf
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- Publié le Jui 19, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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