Revue électronique internationale International Web Journal www.sens-public.org

Revue électronique internationale International Web Journal www.sens-public.org Faut-il haïr la démocratie ? Libres réflexions autour de Jacques Rancière sur l'incivilité politique contemporaine YVES CUSSET Résumé: En même temps que la figure de Tocqueville est revenue en force dans la philosophie politique contemporaine en France et au-delà, s’est généralisé un discours politique et philosophique de défiance au moins implicite, voire de déni, du démocratique. Aux impulsions d’une opinion incontrôlée comme aux paroles plus ou moins spontanées ou informelles qui se saisissent sporadiquement de l’espace public on préfère le pédagogisme de la raison politique, au contrôle démocratique du pouvoir on préfère l’ordre républicain ; retour d’une haine bienséante de la démocratie qui pose d’en haut les critères de l’action publique raisonnable et que Jacques Rancière a analysé avec acuité dans son récent ouvrage La haine de la démocratie. Nous préférons appeler cette haine incivilité lorsqu’elle se drape des oripeaux de la légitimité comme de l’autorité politiques. Comprendre en quoi une telle incivilité procède d’un refus de répondre des apories de la démocratie est le but des quelques lignes qui suivent. Abstract: Tocqueville has made a come-back in today political philosophy in France and beyond, and in the same time a new distrust of democracy has appeared in politics and philosophy. Political rationality is identified with pedagogical governance rather than with the autonomy of public sphere, republican order is preferred to democratic control of power. This means for Jacques Rancière the return of a well-meaning hatred of democracy by imposing from above the criteria of reasonable public action, as sharply analysed in his recent Hatred for democracy. I prefer to talk about incivility when this hatred is dressed with political legitimacy. In the following lines, I will associate this incivility with an irresponsible refusal of the paradox of democracy. Contact : redaction@sens-public.org Faut-il haïr la démocratie ? Yves Cusset istoriquement le problème moderne de la démocratie est né du surgissement d’une figure politique inédite face au triple pouvoir du roi, de l’Eglise et de la noblesse : celle du Tiers-Etat, faisant soudainement apparaître la puissance sociale du peuple comme irréductible à la passivité d’une population gouvernée. Puissance scandaleuse réclamant sa part de la souveraineté, voire toute la souveraineté, en l’absence de tout titre, issu de la naissance, de la science ou de l’autorité morale, à le faire. Ainsi naissait le problème inaugural de la démocratie : la souveraineté de la puissance populaire apparaît incompatible avec le gouvernement de la population. La démocratie se présente alors dans l’horizon d’une antinomie apparemment irréductible entre puissance du peuple (génitif subjectif) et gouvernement du peuple (génitif objectif), avec un même peuple ambivalent se déclinant tantôt comme volonté générale souveraine tantôt comme populace ingouvernable et ignorante, privée de tout titre légitime au pouvoir, mais dont un sage gouvernement doit gérer le nombre sous l’égide de la prudence, de la science et de la raison. Le paradoxe est clair : soit l’on veut la puissance du peuple et il faut se méfier de toute représentation de la population par un gouvernement ou une assemblée, soit l’on veut pouvoir gouverner la population et représenter le peuple et il faut se défier du démocratique en même temps que de la puissance populaire. Paradoxe clairement saisi par Rousseau, qui se tient néanmoins uniquement sur le seuil d’une philosophie politique de la démocratie, car il n’affronte pas et ne cherche pas à dépasser l’antinomie démocratique : finalement la puissance populaire est irreprésentable et ne se délègue pas, si la volonté générale s’exprime dans la loi, elle s’incarne d’abord dans la force commandante et la souveraineté directe d’un peuple homogène. H Comme l’a très bien montré P. Rosanvallon1, l’idée de démocratie représentative est à la base un oxymore, une contradiction dans les termes, et elle ne se dégage dans l’histoire politique française que comme compromis et forme moyenne pour dépasser précisément l’aporie démocratique, avec deux grands pôles : 1) d’un côté, ceux qui font de la représentation une digue contre le pouvoir populaire, contre la pure puissance sociale et qui préfèrent la souveraineté de l’ordre et de la raison publiques à celle du peuple (républicains qui redoutent les dérives démocratiques du pouvoir), 2) d’un autre côté, ceux qui tentent d’institutionnaliser toujours plus la 1 Rosanvallon Pierre, La démocratie inachevée, Paris, Gallimard, 2001. Article publié en ligne : 2007/01 http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=335 © Sens Public | 2 YVES CUSSET Faut-il haïr la démocratie ? puissance populaire (suffrage universel, procédure référendaire, ratification populaire des lois, etc.) à l’intérieur du système représentatif. Mais la démocratie est peut-être plus dans la responsabilité par rapport à l’aporie qui la constitue que dans la recherche d’une solution moyenne permettant trompeusement de la dépasser. Comme le souligne Derrida2, il n’y a peut-être de véritable responsabilité, dans sa dimension éthique, que par rapport à l’aporie : dans la nécessité d’agir face à l’indécidable. Quand on peut décider par avance, la question n’est pas celle éthique de la responsabilité, elle est plutôt affaire technologique de savoir, de calcul, d’expertise. L’éthique de la responsabilité démocratique serait donc de s’affronter à une aporie que la lecture du récent essai de Jacques Rancière3 pourrait permettre de décliner sous trois grandes formes. La première aporie de la démocratie, c’est qu’elle est irréductible à un régime politique, pour la raison simple que la puissance du peuple ne peut jamais être entièrement intériorisée dans les institutions, aussi loin qu’on aille dans la recherche institutionnelle de la représentativité du pouvoir autant que dans celle de son actualité. Le démocratique ne cesse de déborder le politique, au sens de l’institution et de l’organisation du pouvoir et d’un certain rapport gouvernants/gouvernés : comme opinion publique, comme contre-pouvoir de la société civile, comme mouvement social, comme émancipation et lutte pour la reconnaissance, le pouvoir démocratique du peuple ne cesse de se présenter comme extérieur au pouvoir politique et finalement à la représentation. Churchill a tort de dire que la démocratie est le pire des régimes, tous les autres mis à part ; il faudrait plutôt dire : « La démocratie est à part de tous les autres régimes, car elle n’est pas (qu’)un régime politique ». Et derrière ce débordement du politique par le démocratique, se dit aussi que la liberté individuelle ne vaut rien si la société n’est pas un tant soit peu maîtresse d’elle-même. Le questionnement démocratique inaugural revêt alors la forme aporétique suivante : quelle politique peut adopter un régime qui s’appuie sur la forme non- politisable de la puissance du peuple ? Quelles institutions peuvent sérieusement accueillir et incarner l’exigence d’une société capable d’agir de manière autonome sur elle-même ? Deuxième aporie : le principe de la citoyenneté démocratique suppose l’égalité formelle de tous avec tous, c'est-à-dire d’un point de vue politique l’interchangeabilité gouvernants/gouvernés, elle exige même le changement, le tour-à-tour. Ce tour-à-tour démocratique est doublement incompatible avec l’idée que le gouvernement de la cité est une charge qui requiert des titres, des compétences, un savoir – idée de plus en plus incarnée dans la réalité moderne d’un savoir- pouvoir – comme avec la réalité sociale de l’auto-reproduction du personnel politique et des élites du pouvoir, pour tout dire avec l’oligarchie du pouvoir d’Etat. Mais aime-t-on réellement (et se trouve-t-on en mesure d’aimer) l’égalité démocratique ? 2 Voir en particulier : Derrida Jacques, L’autre cap, Paris, Minuit, 1991. 3 Rancière Jacques, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005. Article publié en ligne : 2007/01 http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=335 © Sens Public | 3 YVES CUSSET Faut-il haïr la démocratie ? Troisième aporie : Le peuple de la démocratie, c’est toi et moi, c’est tout le monde et n’importe qui, pour autant qu’il prend part d’une manière ou d’une autre à la vie de la cité, la citoyenneté démocratique est par essence – idéalement - universelle et cosmopolitique, on ne peut lui mettre par avance de limites ni de barrières (ce n’est pas un hasard si les droits du citoyen sont d’abord des droits de l’homme en général). Pourtant, le démos de la démocratie est d’abord un ethnos, la citoyenneté doit se fonder sur des critères – bien sûr si possible ouverts – d’appartenance à une communauté politique (mais aussi historique et culturelle). A travers ces trois apories se fait donc jour la triple collusion démocratique du politique et du social, du pouvoir et de l’égalité, de l’appartenance et de l’accueil. Pourtant, si l’on peut parler aujourd’hui de crise de la démocratie, c’est que ces apories, plutôt que d’initier de nouvelles formes d’inventivité politique dans la praxis démocratique, tendent à nous agacer de plus en plus, à nous dérouter et à favoriser l’émergence ou le retour sous une forme désormais légitime de la réaction morale anti-démocratique voire de la contre-révolution. Se fait de plus en plus jour un discours, évidemment véhiculé d’abord par le système politique et les médias, de refus, de rejet, voire comme le dirait Rancière, de haine de la démocratie, même s’il ne se présente bien sûr jamais comme tel, et qu’il avance généralement affublé du masque du républicanisme. Voilà les termes polis dans lesquels on pourrait en gros transcrire uploads/Politique/faut-il-hair-la-democratie-par-yves-cusset.pdf

  • 30
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager