Les femmes pendant le fascisme : statut juridique et résistance intellectuelle

Les femmes pendant le fascisme : statut juridique et résistance intellectuelle Enrica BRACCHI, Émilie HAMON-LEHOURS Université de Nantes N°10, 2018 1 Éditions du CRINI © e-crini, 2018 ISSN 1760-4753 Les femmes pendant le fascisme : statut juridique et résistance intellectuelle Enrica BRACCHI, Émilie HAMON-LEHOURS Université de Nantes Laboratoire CRINI EA 1162 enrica.bracchi@univ-nantes.fr emilie.lehours@univ-nantes.fr Résumé Après une brève réflexion sur le statut juridique des femmes pendant le fascisme, l’article se propose de croiser des essais et des tableaux de femmes composés ou réalisés pendant la période fasciste et de dégager les thématiques mettant en évidence les limites de la liberté artistique féminine. À une époque où la femme est reléguée au rang de casalinga, moglie e madre (femme au foyer, épouse et mère), l’émancipation intellectuelle est à la fois une échappatoire et un risque de marginalisation sexuelle et sociale. Conditionnée par une alliance masculine, la réussite artistique et/ou littéraire des femmes reprend le schéma propre à la Renaissance des filles d’artistes, accentuant de facto l’esprit rétrograde du fascisme vis-à-vis du sexe féminin. Les femmes évoquées sont soit directement reliées à un homme, soit associées à un groupuscule féminin lui-même chapeauté par un homme. Certaines sont relativement indépendantes et voient leur style ou leur posture picturale changer pendant la période fasciste. Riassunto Dopo una breve riflessione sullo statuto giuridico delle donne durante il fascismo, il presente articolo si propone di incrociare i saggi e i dipinti di donne composti o realizzati durante il periodo fascista e di evidenziarne le tematiche che mettono in luce i limiti della libertà artistica femminile. In un’epoca in cui la donna è relegata al rango di casalinga, moglie e madre l’emancipazione intellettuale è una scappatoia ma anche un rischio di marginalizzazione sessuale e sociale. Il successo artistico e/o letterario delle donne, che è condizionata da un’alleanza maschile, riprende lo schema rinascimentale delle figlie d’artisti, accentuando de facto le spirito retrogrado del fascismo nei confronti del sesso femminile. Le donne citate sono sia direttamente legate ad un uomo, sia associate a un gruppo femminile a cui capo vi è però un uomo. Alcune erano relativamente indipendenti e hanno visto il loro stile o la loro tendenza pittorica mutare durante il periodo fascista. Mots-clés : fascisme – droits des femmes – femmes peintres – Cappa Marinetti – Sarfatti Parole chiave: fascismo – diritti delle donne donne – pittrici – Cappa Marinetti – Sarfatti Les femmes pendant le fascisme : statut juridique et résistance intellectuelle Enrica BRACCHI, Émilie HAMON-LEHOURS Université de Nantes N°10, 2018 2 Éditions du CRINI © e-crini, 2018 ISSN 1760-4753 Quel statut juridique pour les femmes pendant le fascisme ? Le fascisme italien a eu l’ambition de créer l’Uomo nuovo, un nouvel Italien, viril, prêt à affronter toute difficulté, ainsi qu’« actif, engagé dans l’action de toute son énergie », comme le déclare Benito Mussolini dans son ouvrage intitulé La dottrina del Fascismo (1932). De plus, cet Homme nouveau doit viser une vie sublimée, comme le résume la maxime mussolinienne : « mieux vaut vivre un jour comme un lion que cent ans comme un mouton ». Mais qu’en est-il de l’attitude du fascisme vis-à-vis de la femme ? Et plus précisément du statut juridique de celle-ci ? Le régime oscille « entre une vision traditionnelle de la femme et la volonté de la “nationaliser”, c’est-à-dire de l’intégrer dans le corps politique d’un système visant au totalitarisme par la mobilisation de masse1 ». L’historienne Silvia Salvatici2 identifie notamment trois phases du fascisme pendant lesquelles la considération pour la femme de la part du fascisme évolue au fil du temps. En effet, au début du mouvement fasciste, les femmes sont impliquées dans la vie politique, et le parti au pouvoir apparaît comme une force politique qui pourrait changer leur position sur le plan social et sociétal. Par la suite, le régime les relègue au foyer tout en leur imposant certains schémas à suivre, au sein ou en dehors de la famille. Enfin, lors de la République sociale de Salò3, les femmes assument un rôle plus actif et à nouveau militant, mais elles sont réunies dans des groupuscules à la tête desquels se trouvent toujours des hommes. Dans le présent article, nous nous concentrerons notamment sur les deux premières phases. Après la Première Guerre mondiale, les femmes ont gagné une nouvelle autonomie parce que, sur les lieux de travail, elles ont remplacé les hommes partis au front. Le 23 mars 1919, à Milan, Mussolini fonde les Faisceaux italiens de combat. Le mouvement ressemble à un courant révolutionnaire anarchisant et à un courant nationaliste qui veut lutter contre un ennemi commun à détruire : l’Italietta, la petite Italie de la vieille société bourgeoise, avec son libéralisme et ses institutions parlementaires. Huit femmes, dont Regina Terruzzi qui fondera plus tard la Fédération nationale fasciste des ménagères rurales (1933), prennent part à ce rassemblement pendant lequel est présenté un programme qui, entre autres choses, prévoit le suffrage universel ─ ce qui permettrait aux femmes de voter, mais également d’être élues ─ ainsi que le divorce et la suppression de la famille bourgeoise4. Au mois de septembre de la même année, le poète, écrivain et aviateur Gabriele D’Annunzio entreprend l’occupation de la ville de Fiume, alors objet d’un litige entre l’Italie et le royaume 1 Ph. FORO, Dictionnaire de l’Italie fasciste, Paris, Éditions Vendémiaire, 2014, p. 165-166. 2 À ce propos, nous renvoyons à l’émission Passato e Presente – « La donna fascista » [En ligne], RaiPlay, saison 2017/2018 <https://www.raiplay.it/video/2017/10/Passato-e-presente---La-donna-fascista-2dfdbf91-5171- 4c44-bb5f-9a84c44a8016.html>. 3 Le 12 septembre 1943 Mussolini, qui avait été emprisonné après le vote du Grand Conseil le 25 juillet de la même année, est libéré par un commando de SS et annonce la constitution d’un régime fasciste républicain. La Maison de Savoie ayant conclu un armistice avec les Alliés quelques jours auparavant (3 septembre 1943), elle est désormais considérée par Mussolini comme traître. Le 25 novembre 1943 le régime prend le nom de République sociale italienne (RSI) ou République sociale de Salò, du nom du petit village en Lombardie où Mussolini décida d’implanter des bureaux et des ministères de son nouveau gouvernement (Ph. FORO, Dictionnaire de l’Italie fasciste, op. cit., p. 307-310). 4 V. DE GRAZIA, « Il patriarcato fascista », in F. Thébaud (dir.), Storia delle donne – Il Novecento [1992], traduit du français par Maria Arioti et al., Milano, Edizioni Laterza, 2003, p. 151. Les femmes pendant le fascisme : statut juridique et résistance intellectuelle Enrica BRACCHI, Émilie HAMON-LEHOURS Université de Nantes N°10, 2018 3 Éditions du CRINI © e-crini, 2018 ISSN 1760-4753 des Serbes, Croates et Slovènes. Il dirige Fiume de manière autoritaire et en septembre 1920, il promulgue la Carta del Carnaro, une charte constitutionnelle de la ville de Fiume « et des autres territoires de l’Adriatique désireux d’en suivre le destin » qui prévoit de conférer à tous les citoyens et à toutes les citoyennes les mêmes droits civils et politiques, sans aucune distinction fondée sur le sexe. Obligé de quitter la ville sous la pression du gouvernement italien et de la communauté internationale, en 1921 D’Annunzio est écarté de la scène politique et s’exile. L’État fasciste ne gardera pas la Carta del Carnaro comme document fondamental, mais une autre Charte, la Carta del lavoro (1927) sera rédigée. Au cours des premières années du fascisme (1919-1920), parmi les femmes activistes on dénombre plusieurs anciennes compagnes de lutte du Mussolini socialiste, telle que l’intellectuelle Margherita Sarfatti (nous y reviendrons), dont le lien avec le Duce s’interrompt au moment de la consolidation du régime. Ces femmes décident initialement de suivre Mussolini et le fascisme, qui les attirent car « l’émancipation passe à travers les Faisceaux italiens de combat5 », dont l’ambition était de se présenter comme une force moderne capable de faire avancer la société italienne. Au mois de novembre 1925, à titre de preuve d’une attitude favorable à l’émancipation féminine, le Parti fasciste accorde à un groupe restreint et sélectionné de femmes6 le droit de vote pour les élections administratives, pour élire le maire et ses conseillers. Ces dernières seront toutefois invalidées trois mois après car le maire auparavant élu sera remplacé par le podestà (podestat, en français), nommé directement par le gouvernement central. Les femmes ne voteront jamais. Au fur et à mesure de l’éradication du Parti fasciste, dont le projet est de renverser la démocratie et, par conséquent, de nier le droit de vote, la reconnaissance d’une égalité entre l’homme et la femme prônée par les fascistes de la première heure laisse de plus en plus place à l’exaltation de la virilité et de la masculinité. En parallèle, se met en place une politique spécifique qui s’adresse aux femmes pour éliminer toute forme d’association féminine. Peu à peu, les attentes des femmes en termes d’émancipation politico-sociale sont déçues. Non seulement le droit de vote ne leur est pas accordé, mais dès 1923 les femmes se voient de surcroît interdire la fonction de directrice de lycée, puis, à partir de 1926, le droit d’enseigner l’histoire, la philosophie et l’économie dans les établissements d’enseignement supérieur, sauf dans les uploads/Politique/les-femmes-sous-le-fascisme-italien.pdf

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