Anthropology of the Middle East, Vol. 15, No. 2, Winter 2020: 91–103 © The Auth
Anthropology of the Middle East, Vol. 15, No. 2, Winter 2020: 91–103 © The Author(s) doi:10.3167/ame.2020.150208 • ISSN 1746-0719 (Print) • ISSN 1746-0727 (Online) Rituels de deuil et symbolisme alimentaire en Tunisie Mourning Rituals and Food Symbolism in Tunisia Sonia Mlayah Hamzaoui Résumé : Cet article porte sur l’analyse des pratiques alimentaires rituelles au cours des différentes phases du rite funéraire tunisien. Elle est basée sur des enquêtes directes auprès de personnes ressources de différentes régions de Tunisie ainsi que sur l’observation participante à des deuils familiaux et de proches. L’ob jectif de cette étude est de faire ressortir le caractère exceptionnel de ces pratiques alimentaires par rapport au quotidien tunisien, de saisir leur sens et la symbolique qu’elles sous-tendent et d’apprécier l’ampleur des changements qu’elles ont subis. Les enquêtes de terrain nous ont permis de classer ces pratiques alimentaires rituelles en fonction des objectifs que la communauté cherche à atteindre à travers leur observation. Mots clés : pratiques alimentaires, rites alimentaires, rites funéraires, rituels de deuil, symboles, symbolique alimentaire, Tunisie Abstract: This study focuses on the analysis of eating practices rituals during the different phases of the Tunisian funeral rite. It is based on direct surveys, collec ted from resource people from different regions of Tunisia as well as on partici pant observation established on mourning families and relatives. The objective of this study is to highlight the diverse nature of these eating practices compared to Tunisian everyday life, to understand their meaning and the symbolism that they underlie and to appreciate the extent of the changes they have undergone. Field surveys have allowed us to analyse these eating practices rituals according to the objectives that the community seeks to achieve through their observation. 92 ← Sonia Mlayah Hamzaoui Keywords: food practices, food rites, food symbolism, funeral rites, mourning rituals, symbols, Tunisia L’analyse des pratiques alimentaires traditionnelles de la communauté musul mane tunisienne au cours des rites funéraires est pertinente. Elle permet de mettre en lumière les objectifs de la communauté, de saisir la symbolique de ces pratiques et de vérifier leur caractère exceptionnel par rapport au modèle alimentaire du quotidien. Dans une société où les céréales, les produits céré aliers et l’huile d’olive trônent sur la scène culinaire, il est intéressant de dis tinguer la place qu’occupent ces ingrédients et le rôle qu’ils jouent en période de deuil. Conformément à la composition alimentaire de la diète méditerra néenne, l’apport quotidien de viande demeure faible dans le modèle alimen taire traditionnel tunisien et prend une dimension pléthorique au cours des repas rituels. Il s’agit donc ici de relever les différences entre pratiques alimentaires et culi naires quotidiennes et celles relatives au deuil, de vérifier si les rituels alimen taires du deuil se distinguent de ceux pratiqués au cours des rites festifs et d’en déceler, le cas échéant, les dissonances. Enfin, il est question dans cet article de vérifier si les changements affectant les pratiques alimentaires actuelles ont eu raison des changements relatifs aux rites funéraires ou si ces derniers restent immuables. Il est à noter que la notion de pratiques alimentaires et culinaires englobe, outre la réalisation des mets et la manière de les consommer, les manières d’utiliser un produit alimentaire et un ustensile de cuisine. La méthodologie adoptée dans notre étude est celle des enquêtes directes, basées sur l’observation participante au cours de deuils familiaux et de proches, à Sousse et à Tunis, ainsi que la réalisation d’entretiens semi-directifs avec des personnes ressources des villes de Siliana, Makthar, Kesra, Tunis, Sousse, Sfax et Mahdia. Rites funéraires, rituels alimentaires Les rites funéraires de la communauté musulmane tunisienne traditionnelle peuvent être classés en quatre grandes phases, chacune d’elles se caractérisant par des particularités rituelles alimentaires. Afin de saisir le sens de ces spéci ficités et d’analyser leur symbolique, il est primordial de comprendre le rituel funéraire qui leur est étroitement associé. La première phase concerne les personnes en fin de vie dont la mort est attendue, voire souhaitée, dans certains cas de vieillissement, de maladie ou de déchéance extrêmes. La seconde constitue un temps intermédiaire et se pro longe avec la survenue de la mort, jusqu’à la sortie de la dépouille de la maison vers sa dernière demeure. La troisième phase s’étend de l’enterrement jusqu’au Rituels de deuil et symbolisme alimentaire en Tunisie → 93 premier jour de la levée du deuil, la date variant selon les régions. La quatrième et dernière phase continue jusqu’à la clôture de l’année et la levée définitive et totale du deuil. Cette levée se fait progressivement, au fil d’un certain nombre de cérémonies. Si leur nombre est variable d’une région à l’autre, l’étape la plus communément célébrée est celle du quarantième jour. Plusieurs pratiques rituelles alimentaires sont observées au cours de ces quatre phases du rite funéraire. Les objectifs recherchés à travers les pratiques alimentaires rituelles dépendent largement de la phase du deuil et de la ou des personnes qu’elles visent. Afin de mieux les appréhender, nous allons les ana lyser à travers leurs objectifs majeurs. Purifier le corps du défunt et attirer la paix sur son âme La première grande phase du deuil, qui en fait le précède, n’est pas générale et se limite aux personnes agonisantes. Il s’agit de préparer cette phase de passage, d’un état de vie à un état de mort, de la faciliter et d’en adoucir la transition. Un certain nombre de pratiques alimentaires est alors exécuté dans ce sens, la plus commune demeurant celle de donner à boire au mourant par petites gorgées. Cette opération est appelée dans certaines régions de Tunisie taqtir (littérale ment, verser goutte à goutte), elle est assurée à l’aide d’une petite cuillère ou d’un morceau de coton propre et imbibé d’eau. Dans d’autres régions, et pour la même opération, on parle plutôt de tgharghir (littéralement gargariser). La référence est alors faite au bruit produit par le mourant qui, la plupart du temps, ne parvient pas à avaler l’eau correctement. Cette dernière est versée délicatement dans la bouche, à l’aide d’une théière ou d’une petite cuillère. Contrairement aux autres régions de Tunisie, à Tunis, la plupart des familles d’origine tunisoise s’interdisent la distillation domestique taqtir des eaux de roses, de fleurs d’orangers, de géranium ou autres, et achètent ces eaux dans le commerce. Dans la perception communautaire, elles chassent la mort de la maison par l’interdiction de cette pratique de distillation qui rappelle le goutte à goutte effectué pour la personne agonisante. D’autres familles donnent également à la personne agonisante quelques gouttes de miel. L’eau et le miel sont considérés par la communauté musul mane tunisienne comme un don divin et des ingrédients sacrés. Ne sont-ils pas cités dans le Livre Saint ? Symbole de paix, de sécurité et de purification, l’eau au cours de ce rituel apaise le cœur du mourant et purifie son âme. Le miel, symbole de douceur, permet d’adoucir le passage vers l’au-delà. La deuxième grande phase du deuil constitue un état de transition où la personne, dont l’âme vient juste de quitter le corps, n’a pas encore acquis le statut de mort et ne compte pas non plus parmi les vivants. Cet état d’entre deux est considéré comme une étape dangereuse, de vulnérabilité pour le mort. Dans les perceptions communautaires, le risque consiste dans la possi bilité que le diable puisse s’accaparer de l’âme qui vient de quitter le corps ou 94 ← Sonia Mlayah Hamzaoui de corps qui ne possède plus d’âme. Il existe, dans les deux cas, des pratiques rituelles à respecter pour contourner cet imminent danger. Dans cette perspec tive, on place, dans certaines régions de Tunisie, à proximité de la tête du mort, un morceau de pain ou un ustensile contenant de l’eau. Don divin par excel lence, le pain est un ingrédient sacralisé, doté d’une forte charge symbolique et dichotomique de protection/nuisance permettant de constituer un bouclier protecteur du corps, et en même temps de s’en prendre au diable dès qu’il s’en approche. Grâce à son pouvoir magico-religieux, ce même pain ne permet-il pas de sceller l’amitié entre ceux qui le partagent, et de nuire à celui qui trahit ce pacte d’amitié1 ? (Mlayah Hamzaoui 2006 : 205). L’eau est, elle aussi, dotée d’une vertu de protection des humains au cours des différents âges de la vie. La mère dépose à proximité de la tête de son nourrisson un ustensile rempli d’eau avant de le laisser seul dans sa chambre et de vaquer à ses activités quotidiennes. Dans les perceptions communautaires, telles qu’elles ressortent de nos enquêtes, l’idée est d’éloigner le diable et les mauvais esprits de ce petit ange complètement démuni de toutes défenses. Le même principe est appliqué pour le voyageur, à la suite duquel on jette de l’eau lorsqu’il quitte la maison. Cette eau l’accompagne durant son voyage, le protège et lui permet de rentrer chez lui sain et sauf ; c’est celle-là même qui l’enverra en paix dans l’au-delà. Attirer, pour le défunt, la miséricorde et le pardon de Dieu Afin que le Divin accorde sa miséricorde au défunt, la uploads/Religion/ 17460727-anthropology-of-the-middle-east-rituels-de-deuil-et-symbolisme-alimentaire-en-tunisie 1 .pdf
Documents similaires
-
24
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 31, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
- Taille du fichier 0.1330MB