Durkheimian Studies • Volume 26, 2022: 125–158 © Durkheim Press doi: 10.3167/ds
Durkheimian Studies • Volume 26, 2022: 125–158 © Durkheim Press doi: 10.3167/ds.2022.260106 Émile Durkheim et la sociologie des religions Une configuration savante singulière autour du sacrifice v. 1900 Catherine Fhima et Roland Lardinois Résumé : Le but de cet article est d’étudier la fabrique de l’ouvrage d’Henri Hubert et de Marcel Mauss, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, paru en 1899 dans le deuxième volume de L’Année sociologique éditée par Émile Durkheim. On montre que ce mémoire est le résultat des échanges intellectuels entre Henri Hubert, Marcel Mauss, Émile Durkheim et Sylvain Lévi, ce dernier ayant fourni aux auteurs de l’essai une analyse du sacri fice védique qui structure leur modèle. On mobilise deux outils sociolo giques : premièrement, la notion de configuration, empruntée à Norbert Elias et, deuxièmement, celle d’ordre conversationnel que l’on doit à Erving Goffman. On soutient que l’Essai sur le sacrifice témoigne d’une écriture de la différence à laquelle participent trois savants juifs et un savant de culture chrétienne, ces quatre personnes étant par ailleurs engagées dans la défense du capitaine Dreyfus au nom de la justice et de l’égalité. Mots clés : configuration, Inde ancienne, Israël antique, ordre conversa tionnel, universel Dans la relation entre religion et société qui nourrit en continu la réflexion sociologique d’Émile Durkheim en particulier dans les années 1890–1900 alors que paraissent les premiers volumes de L’Année sociologique, la notion de sacrifice occupe une position éminente dont témoignent deux publications majeures que sont, d’une part, l’ouvrage de Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas, publié en 1898 et, d’autre part, L’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, d’Henri Hubert et de Marcel Mauss, paru en 1899 dans le deuxième volume de L’Année sociologique. L’objet de cet article est de comprendre comment émerge puis se cristallise Catherine Fhima et Roland Lardinois 126 la notion de sacrifice autour de Durkheim dans la sociologie naissante des religions. Pour ce faire, nous nous intéressons moins à l’histoire des idées sur le sacrifice1 ou au contexte macrosociologique2 à l’époque considérée qu’à la manière dont cette notion est travaillée par des savants pour en faire un objet sociologique par un mouvement d’abstraction des matériaux collectés et de généralisation qui prend la forme du comparatisme. On étudie donc d’un point de vue à la fois historique et sociologique la méca nique de production du sacrifice comme objet de science dans la sociologie durkheimienne. L’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice signée par Henri Hubert et Marcel Mauss est l’œuvre sur laquelle on concentre notre analyse, parce qu’elle représente en quelque sorte le point de départ de cette sociologie des religions, et le point de référence de la réflexion socio logique sur le sacrifice. On fait l’hypothèse que l’Essai sur le sacrifice résulte des rencontres entre ces savants, de leurs interactions, de leurs demandes de savoirs et des réponses esquissées. On s’attache ainsi aux relations qui s’établissent entre Émile Durkheim, Sylvain Lévi, Marcel Mauss et Henri Hubert, puis, on élargit l’espace intellectuel considéré aux personnes avec lesquelles ces savants sont entrés en dialogue afin d’alimenter leurs connaissances sur la notion de sacrifice. Pour comprendre ce travail disciplinaire de mise en forme sociologique, on part du constat que dans leur Essai sur le sacrifice, Henri Hubert et Marcel Mauss empruntent méthodiquement les ‘faits typiques’ qu’ils étudient ‘particulièrement aux textes sanscrits et à la Bible’ (Hubert et Mauss, [1899] 2016 : 49, ci-après Essai). Cette mise en regard raisonnée de faits types relevant de cultures anciennes différentes est au principe de la méthode comparative que Durkheim développe alors. Cela nous amène à étudier l’articulation entre ces deux domaines d’éru dition, les études de l’Inde ancienne et celles de l’Israël antique, pour en repérer les modes d’apposition dans l’Essai. Ne pas restreindre l’étude de la fabrique de l’Essai à leurs deux seuls auteurs nous conduit à définir l’espace social considéré en termes de confi guration, notion empruntée à Norbert Elias3, que l’on comprend comme un espace d’interdépendances, d’interconnaissances et d’interactions, telles que les étudie notamment Erving Goffman4 mais, ici, sans que ces inte ractions soient limitées à une relation de face à face. Raisonner en termes d’interactions au sein d’un espace configurationnel permet de mettre en évidence des liens horizontaux multiples entre les personnes, leurs œuvres, les lieux de publications, et d’articuler différents jeux d’échelles pour comprendre les relations entre les personnes actives dans cet espace : en effet, celles-ci ne sont pas toutes liées entre elles de la même manière, y compris celles qui en constituent le noyau. En outre, on développe une attention particulière à la chronologie afin de ne pas établir de liens erronés entre les faits, les personnes et leurs actes, qui engageraient de Émile Durkheim et la sociologie des religions 127 fausses imputations causales. Nous avons donc établi une configuration savante singulière autour de l’Essai sur le sacrifice d’Hubert et de Mauss. Dans une première partie, on présente ce que l’on nomme, en nous inspirant de Goffman, ‘l’ordre conversationnel’ que l’on situe au cœur de cette configuration savante, c’est-à-dire l’espace des échanges entre Émile Durkheim, Marcel Mauss, Sylvain Lévi et Henri Hubert au sein duquel émerge la notion de sacrifice comme un objet sociologique méritant une étude spécifique. Puis, dans une seconde partie on s’intéresse plus par ticulièrement à l’Essai et on analyse la manière dont Hubert et Mauss prennent appui sur le travail de Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas, pour dégager le schème général du sacrifice et mettre en apposition comparative les éléments tirés de l’Inde ancienne avec ceux issus de l’Israël antique. L’étude attentive des sources que nous utilisons, notamment les corres pondances que ces savants échangent autour des années 1898–1899, nous conduit à interroger les associations de pensées que l’on observe dans ces lettres entre les préoccupations scientifiques — l’écriture d’un essai de sociologie des religions sur la notion de sacrifice — et la crise politique et morale, en France, tout entière provoquée par l’affaire Dreyfus : on soutient que ces liens peuvent être décelés à titre de traces dans l’Essai. Puis, après avoir montré que la méthode suivie par Hubert et Mauss vise à dégager un schème du sacrifice de type synchronique, structural, on s’interroge sur la dernière section par laquelle se clôt l’Essai, ‘Le sacrifice du dieu’, qui introduit un point de vue diachronique orienté vers le sacrifice chrétien. Car une question se pose : comment Hubert et Mauss parviennent-ils à concilier un cadre de pensée chrétien avec un point de vue sociologique qui se veut scientifique ? Cette question nous engage, en conclusion, à une réflexion sur la nature de l’universel que les acteurs impliqués dans cet essai mettent en jeu, et sur la manière dont ils se situent dans cet universel selon le sens qu’ils lui donnent et qui, en l’occurrence, est occidental et chrétien. Si tous se sentent égaux dans la science, le rapport que chacun entretient avec les cadres de cet universel qui s’imposent collectivement comme horizon de pensée doit se comprendre en relation avec les cadres différentiels de l’expérience sociohistorique des personnes, chrétiennes et juives, engagées dans ce collectif savant. Configuration et ordre conversationnel de l’étude du sacrifice Au centre de la configuration des études sur le sacrifice (voir figure) on s’attache d’abord au noyau des quatre savants dont les rencontres se nouent dans la seconde moitié des années 1890 : Émile Durkheim et son Catherine Fhima et Roland Lardinois 128 neveu Marcel Mauss se lient à cette époque avec Sylvain Lévi et Henri Hubert. Notre hypothèse est que ces rencontres engagent un processus d’interaction, d’échange et de coopération non prémédité entre ces quatre personnes, dont on trouve une trace explicite chez Durkheim lorsqu’il écrit à Mauss, le 15 juin 1898 : ‘Je vais t’exposer comment je conçois votre travail dans ses grandes lignes. Tu rectifieras, s’il y a lieu, et nous nous mettrons mutuellement au point. Cette conversation [nous soulignons] aura pour résultat de mûrir ta pensée sans peine.’ (Durkheim, 1998 : 143) En rompant avec un point de vue qui isole des relations duelles entre ces protagonistes (par exemple : Durkheim-Mauss, Mauss-Sylvain Lévi, Mauss-Hubert ou Durkheim-Hubert), on élargit la remarque de Durkheim aux quatre acteurs considérés pour définir l’ordre conversationnel5au sein duquel la notion de sacrifice émerge comme un objet d’étude à constituer. À cet égard, les deux travaux majeurs qui paraissent à un an d’inter valle, l’ouvrage de Sylvain Lévi sur les Brâhmanas et l’essai d’Hubert et de Mauss, peuvent être compris comme résultant du processus selon lequel, comme l’écrit Goffman, dans un autre cadre d’analyse : ‘nous agissons à partir de ce qu’on nous dit et nos actions, à leur tour, deviennent partie intégrante du cours du monde.’6 Retenons surtout que c’est le processus d’action et de réaction autant que ses résultats que l’on saisit entre des personnes singulières et dans une séquence temporelle spécifique. À la différence de Goffman, on observe ces interactions de manière indirecte, partielle, et de façon diachronique sur quelques années. Pour suivre ce processus, on uploads/Religion/ 1752-2307-ds260106.pdf
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Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Apv 01, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
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