Olabiyi BABALOLA YAI, Lusotopie 1997, pp. 275-284 LES « AGUDA » (AFRO-BRÉSILIEN

Olabiyi BABALOLA YAI, Lusotopie 1997, pp. 275-284 LES « AGUDA » (AFRO-BRÉSILIENS) DU GOLFE DU BÉNIN IDENTITÉ, APPORTS, IDÉOLOGIE : ESSAI DE RÉINTERPRÉTATION Le concept comme la réalité de ceux que l’ on désigne, dans la littérature africaniste, du nom de « Brésiliens » ou d’ « Afro-Brésiliens » sur la côte ouest-africaine, et qui se désignent eux-mêmes plus souvent comme « Aguda », semblent aujourd’ hui aller de soi (Verger 1968, Turner 1972, Cunha 1985). Cependant, prendre le risque de problématiser ce qui passe pour une évidence a un avantage : nous amener à voir sous un éclairage nouveau les traits distinctifs de leur spécificité. Le lusotropicalisme s’ offre comme un concept-cadre, un concept-contexte idéal à l’ intérieur duquel cette spécificité peut prendre des contours plus nets. Dans cet article, le lusotropicalisme devra être entendu comme l’ ensemble des valeurs de civilisation nées de la rencontre, induite par ce que Basil Davidson a récemment si bien nommé la « malédiction de Christophe Colomb », de la civilisation lusitanienne et des civilisations des pays qui aujourd’ hui sont appelés du Sud. Les Afro-Brésiliens : caractéristiques communautaires C’ est sur une toile de fond à trois dimensions – lusotropicalisme, diaspora africaine, autres diasporas – qu’ il convient d’ examiner la culture afro-brésilienne du golfe de Bénin – Ghana, Togo, Bénin, Nigeria actuels – pour bien rendre compte de sa spécificité. Elle se distingue des cultures luso-angolaise, luso-mozambicaine ou luso-guinéenne, par exemple, en ceci que la région qui l’ a vu naître n’ a jamais été une colonie portugaise. Elle ne résulte pas non plus, à proprement parler, d’ une colonie de peuplement portugaise ou brésilienne. Elle se démarque nettement des autres « cultures de retour » de la diaspora africaine, notamment celles de l’ Afrique occidentale. Au contraire des Noirs affranchis des États-Unis établis au Libéria, la plupart des Afro- Brésiliens étaient revenus s’ installer dans leurs aires culturelles d’ origine et parlaient encore les langues de celles-ci. Ils avaient sûrement des traits culturels communs avec leurs cousins « Saros » revenus de Freetown, en Sierra Leone, puisque ceux-ci étaient, comme eux, de descendance yoruba dans leur grande majorité. Ils s’ en distinguaient pourtant sous des aspects 276 Olabiyi BABALOLA YAI non négligeables. Les « Saros » étaient des descendants d’ esclaves rescapés, récupérés sur les bateaux négriers par les Anglais et regroupés à Freetown. Ils n’ avaient pas eu le malheur d’ arriver aux Amériques et n’ avaient donc jamais connu l’ esclavage des plantations et des mines. Les Afro-Brésiliens, en revanche, avaient connu l’ esclavage sous toutes ses formes, l’ avaient combattu outre-Atlantique et avaient inventé d’ ingénieux mécanismes de résistance, ainsi que des institutions leur permettant de préserver, en les transformant, l’ essentiel de leurs cultures africaines d’ origine. Ils étaient retournés en Afrique soit de leur propre gré et à leurs propres frais, soit avaient été déportés parce que récalcitrants et indésirables, mais jamais avec la bénédiction et l’ aide financière du maître. Les Saros, en revanche, avaient été encouragés par les Anglais à aller s’ installer à Lagos, parce que ceux-ci comptaient les utiliser dans leur entreprise missionnaire de christianisation et de colonisation, accomplissant ainsi, à leurs propres yeux, une « mission civilisatrice », bien que nous sachions aujourd’ hui que leur geste était un aboutissement logique de la traite des esclaves. Alors que les Saros avaient des raisons d’ être reconnaissants envers leurs maîtres, les Anglais, qui les avaient délivré de leurs chaînes – il est vrai, pour bientôt les enchaîner d’ une autre manière par la colonisation –, les Aguda n’ avaient aucune dette de reconnaissance envers leurs maîtres, anciens (portugais, brésiliens) comme nouveaux (anglais, français). Lorsque, au tournant du siècle, Français, Allemands et Anglais eurent dépecé la région en aires d’ influence et colonies, les Aguda constituaient, dans leurs aires respectives, des élites « déjà là », formées ailleurs et n’ émargeant que partiellement à une culture européenne qui n’ était d’ aucune des trois nouvelles puissances coloniales. Ainsi, antérieurs pour l’ essentiel à la Conférence de Berlin (1884-1885), les Aguda étaient également extérieurs aux cultures des nouveaux maîtres. Ils avaient l’ avantage, comparés aux Saros, d’ une connaissance plus approfondie du monde occidental-chrétien. Alors que les Noirs américains s’ étaient installés au Libéria non pas par affinités culturelles avec les populations autochtones, qu’ ils mépriseront du reste, mais sous l’ influence idéologique d’ une mythique Afrique inventée outre-mer par réaction identitaire contre une Amérique blanche, les Aguda tout au contraire avaient une identité africaine suffisamment marquée et une mémoire historique pratiquement sans faille, au point de dialoguer avec les populations locales et de se ré-enraciner aisément. À la vérité, la plupart méritaient le trait d’ union de l’ appellation « Afro-Brésiliens », qu’ ils n’ ont du reste pas inventée. Tous ces traits semblent faire d’ eux un cas unique de communauté et il me paraît important de s’ y appesantir, surtout parce que les chercheurs ont négligé, sans doute innocemment, mais assurément à tort, l’ approche comparative qui permet de mieux cerner ce groupe. Ces caractéristiques ne sont pas sans conséquence sur leur mode d’ insertion dans leur nouvel habitat et leurs relations avec les autochtones. On n’ a pas suffisamment cherché à établir des corrélations entre les traits spécifiques et les comportements, les apports et contributions, en bref, l’ idéologie des Aguda. Il est également important et de bonne méthode de les situer dans un monde et dans une perspective atlantiques au lieu de les confiner dans les enclos africains, coloniaux, auxquels ils sont antérieurs. On verrait ainsi qu’ il est normal qu’ en tant que communauté/élite ils aient des rêves, des LES « AGUDA » DU GOLFE DU BÉNIN 277 objectifs et des ambitions spécifiques, distincts de ceux qui leur ont été assignés par leurs nouveaux maîtres coloniaux. Il n’ y a rien d’ étonnant, par exemple, à ce que les descendants de Noirs bahianais, principalement yoruba (Reis 1986), qui prirent les armes entre 1830 et 1835 contre leurs maîtres et ébranlèrent le système, puissent, un siècle plus tard (1936) se rebeller contre le colonialisme français par le fameux « Procès de La Voix du Dahomey ». Les mêmes idéaux (liberté, égalité) sont à l’ œ uvre et l’ on a tort de supposer qu’ il y a eu amnésie. Il en va de même de la proverbiale superbe des Aguda. On l’ a toujours interprétée, à tort à notre avis, à sens unique, c’ est-à-dire comme dirigée contre leurs autres frères africains. Il y a lieu d’ y voir également le reliquat d’ un orgueil attesté, qui, outre- Atlantique, s’ insurgeait contre la suffisance du maître d’ esclaves (Verger 1968, Reis 1986). Emmanuel Mounier ne croyait peut-être pas si bien dire lorsqu’ il appelait « Quartier latin de l’ Afrique » cette portion de pays habitée par les Aguda. Latins, ils l’ étaient, non seulement dans la consonance de leurs noms et prénoms – Silva, Santos, Reis, Assumpção, Cruz, Pedro, Antonio, Oliveira, Souza, etc. – mais par la permanence dans la fronde et la conviction qu’ ils étaient les porte-parole naturels de la population, ce en quoi ils étaient les cousins d’ une certaine tribu de la rive gauche de la Seine. Sur toile de fond de colonialisme français ou anglais, les Aguda sont les vecteurs d’ un lusotropicalisme dont on ne sait trop s’ il relève d’ une présence in absentia ou d’ une absence in praesentia. De ce lusotropicalisme d’ un type particulier émerge une lusotropie. Car un lusotropicalisme, il faut le poser et en convenir, est, engendre une lusotropie, et la lusotopie elle- même devrait être conçue comme une somme stellaire de lusotropies. Risquons une définition. Prenant appui sur l’ expérience historique des Aguda, je définirais volontiers la lusotropie comme une image de soi, surgie de l’ histoire locale du groupe en même temps que référée au monde lusitanien au sens très large, lorsqu’ on en a conscience – et on en a toujours une certaine conscience –, ainsi qu’ une projection de soi vers le futur, une utopie basée sur ces références, ce passé, à la fois réel et inventé. En d’ autres termes, au contraire des études qui ne voient dans la culture des Aguda qu’ un passéisme, un saudosismo local, je propose de l’ envisager, hier comme aujourd’ hui, comme un Janus dont les deux faces sont tournées vers le passé et l’ avenir. Dans le reste de cet essai, je choisirai la religion et la langue comme domaines de prédilection où est à l’ œ uvre le lusotropicalisme des Aguda, car c’ est à cette aune qu’ ils préfèrent mesurer leur lusotropie. Mais auparavant j’ aimerais esquisser à grands traits une anatomie de la communauté. Clément da Cruz (1983, p. 197) évaluait, dans la décennie 1970-80, « provisoirement à 350 000 personnes les descendants de ces Afro- Brésiliens répartis le long de la côte méridionale du Bénin, dans les villes de Lagos, de Porto-Novo, de Cotonou, de Ouidah, de Calavi, de uploads/Religion/ babalola-yai-agudas-afro-bresiliens.pdf

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  • Publié le Oct 18, 2021
  • Catégorie Religion
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