171 DEUXIÈME PARTIE : MOINES ET MONASTÈRES AU SERVICE DE L’EMPEREUR 173 Introdu

171 DEUXIÈME PARTIE : MOINES ET MONASTÈRES AU SERVICE DE L’EMPEREUR 173 Introduction Les IXe-Xe siècles sont marqués par la fondation et le développement de grands centres monastiques dans des régions reculées, souvent montagneuses : le Kyminas en Bithynie, le Latros dans la région de Milet, l’Athos en Macédoine, le Mercourion en Italie méridionale. Des monastères isolés, tels que la Néa Monè de Chio et Saint-Jean-le-Théologien de Patmos, ont pu également prospérer aux XIe-XIIe siècles malgré les difficultés militaires de l’empire et les différentes menaces qui pesaient sur ces régions, notamment la piraterie. Les empereurs participaient à leur prospérité, par des donations et des exemptions fiscales. Le patronage des monastères est un aspect bien connu de l’évergétisme impérial et l’historiographie en a précisé le développement à partir du IXe siècle1. À Constantinople, les empereurs ont toujours veillé à conforter la prospérité des monastères, mais on observe, à partir du IXe siècle, une multiplication des fondations patronnées par le pouvoir impérial et à la création, sur l’initiative des empereurs, de grands ensembles monastiques qui regroupaient diverses activités de charité et jouaient un rôle essentiel dans le développement de l’urbanisme de la capitale. Le patronage impérial des monastères était motivé par des considérations spirituelles, car « aider [les moines] et tendre une main secourable lorsqu’ils en ont besoin contribue à coopérer à l’œuvre de Dieu, selon le grand et divin apôtre »2. La protection des églises et des monastères relevait en outre des prérogatives impériales ; dans cette fonction, l’empereur byzantin ne se distinguait pas des souverains d’Occident qui se sont montrés également attentifs au développement des fondations pieuses de leur royaume3. La remarquable continuité du patronage impérial byzantin reste toutefois paradoxale. La générosité affichée par les empereurs dans leurs chrysobulles de donations et d’exemptions fiscales contredisait les grandes lignes de la politique impériale. La dynastie des Comnènes porta à son comble cette contradiction : de 1081 à 1185, ces empereurs ont 1 MORRIS, Monks and laymen, p. 139-142, 185-189, 192, 194-196 ; ANGOLD, Church and Society, p. 273- 276, 288-291 ; SMYRLIS, La fortune des grands monastères, p. 134-136, 156-165. 2 I Cor 3, 9. Chrysobulle d’Alexis Ier Comnène en faveur de Christodoulos de Patmos, Patmos, I, n° 6, l. 3-4 (1088), voir trad. infra, texte 7. 3 Parmi l’abondante bibliographie, voir en dernier lieu BERNHARDT, Royal Monasteries, p. 27-35 ; WOOD, The Merovingian Kingdoms, p. 181-202 ; JONG, « Carolingian Monasticism », p. 622-653 ; L. MILIS, Les moines et le peuple dans l’Europe du Moyen Âge, Paris, 2002, p. 25-27. 174 entrepris de réaffirmer leur autorité et d’améliorer les revenus de l’empire par une réorganisation importante des finances, de la justice et de l’Église, ainsi que par des mesures fiscales sévères. Ils ont fait preuve, cependant, d’une grande indulgence à l’égard des monastères ; ils les ont dotés généreusement, ont multiplié les exemptions fiscales et encouragé les nouvelles fondations. Ils n’hésitaient pas, quand cela était nécessaire, à s’opposer aux membres de leur propre administration, particulièrement aux fonctionnaires du fisc, afin de protéger les intérêts des institutions monastiques les plus vénérables. La lecture des actes diplomatiques et des chroniques suggère que l’empereur attendait des monastères qu’ils contribuent à la bonne marche de l’empire. Les monastères pouvaient en effet rendre certains services à l’empereur, des services qui rappellent les obligations des monastères impériaux carolingiens et des monastères royaux ottoniens, et qui nous autorisent à faire l’hypothèse d’un servitium regis4 byzantin. La première et principale fonction des moines dans l’empire était de prier pour le salut de l’empereur et de tous les chrétiens placés sous sa responsabilité. De même que les laïcs avaient une grande confiance dans la capacité des moines à les guider sur la voie du salut et à intercéder en leur faveur auprès de Dieu, les empereurs avaient la conviction que seules les prières monastiques pouvaient assurer le succès de leurs armées et leur propre salut après la mort. Les charismes spirituels des moines et la confiance que leur témoignait l’empereur permettaient aux moines d’accomplir d’autres missions en faveur de l’empire ; nous verrons que les services rendus par les moines et les monastères débordaient le cadre de leurs activités spirituelles. Les moines possédaient de nombreux atouts qui les désignaient tout particulièrement pour défendre les intérêts byzantins auprès des puissances étrangères et certains ont ainsi pu devenir les hommes de confiance de l’empereur. Au service de l’empereur, les monastères étaient aussi et surtout au service de l’empire et de l’oikouménè byzantine ; l’isolement et la richesse de certaines fondations monastiques les désignaient notamment comme lieux de relégation politique pour les opposants à l’empereur ou les candidats à l’usurpation. Nous verrons enfin que les monastères, surtout les plus prospères d’entre eux, contribuaient à l’affirmation et à la pérennité de l’autorité impériale jusqu’aux confins de l’empire, dans la mesure où ils témoignaient de la générosité et de la piété de l’empereur. 4 Nous empruntons cette expression à BERNHARDT, Royal Monasteries, p. 75-85, et passim. 175 Nous soulignerons les comparaisons que les sources hagiographiques et diplomatiques nous permettent d’établir entre le monde byzantin, l’empire carolingien et le royaume ottonien. Nous verrons toutefois que la permanence, à Byzance, d’une administration centralisée et d’institutions politiques et fiscales stables pose quelques limites à cette démarche comparatiste. 177 Chapitre 5 : Des obligations spirituelles Le patronage impérial des monastères, comme tout patronage laïc, était d’abord motivé par des considérations spirituelles. L’empereur pourvoyait à l’entretien des moines et des bâtiments monastiques afin que les moines puissent accomplir leur principale mission spirituelle, prier pour le salut de l’empereur et de l’empire. Les moines ont été cependant mis à contribution dans d’autres domaines. Entre le IXe et le XIe siècle, ils ont participé aux missions d’évangélisation et de rechristianisation des provinces conquises ou reconquises par l’empire byzantin. L’empereur fit également appel à leur autorité spirituelle pour combattre les hérésies qui étaient en progression constante aux marges et au sein de l’empire, particulièrement les hérésies dualistes ; certains moines étaient ainsi parmi les hérésiologues les plus réputés de leur temps. Les moines servaient les intérêts de l’Église et du patriarcat de Constantinople, mais nous verrons que leurs missions relevaient également des intérêts politiques et militaires de l’empire, tels que la pacification des régions frontalières et le maintien de l’unité byzantine. Leur collaboration avec l’empereur est plus difficile à définir en ce qui concerne le rôle des moines dans la protection des populations chrétiennes, mais leur pouvoir d’intercession auprès des autorités étrangères en faveur des chrétiens permettait de maintenir un lien entre ces populations et le pouvoir impérial. I. Le service de la prière L’activité spirituelle du moine au sein de la société byzantine comprenait le recours à ses grâces extraordinaires, qui résultaient de sa connaissance de Dieu, et son intercession auprès des saints en faveur des malades et des âmes inquiètes. Une donnée propre à la haute époque byzantine se rencontre encore dans les récits hagiographiques plus tardifs, l’intervention miraculeuse du saint moine, de son vivant ou après sa mort, pour guérir, sauver, protéger les malades et les affligés. Moins nombreux toutefois, les miracles cèdent le pas aux prières d’intercession des moines et les typika témoignent de la confiance des laïcs et des empereurs dans la capacité des moines à les guider sur la voie du salut : « Je te présente un chœur d’ascètes, une précieuse communauté de Naziréens, des 178 hommes astreints à s’attacher à leur monastère et à implorer ta bonté pour nos péchés. […] Nous te les présentons comme des ambassadeurs (prevsbei~) pour le pardon de nos manquements ; par leur entremise, nous sollicitons ta bienveillance et par eux nous implorons ta compassion »1. Leur mode de vie « angélique » et leur intimité avec Dieu faisaient d’eux les meilleurs ambassadeurs des hommes, car ils étaient « au plus près de l’oreille de Dieu » et seules leurs prières avaient le pouvoir d’effacer les péchés2. Par leur contrition permanente et leurs prières continuelles, les moines palliaient la vanité des hommes du monde dont les moments de repentir étaient trop brefs. On observe au cours de la période considérée, en Orient comme en Occident, une forme de spécialisation des moines dans le devoir de prière. Les communautés monastiques se sont vues confier la mission de prier continuellement pour tous les chrétiens et en particulier pour leurs souverains, responsables de leurs sujets devant Dieu. Les monastères étaient étroitement liés au pouvoir et les souverains ne négligeaient pas de rappeler aux moines qu’ils devaient participer, eux aussi, à l’ordre du monde en priant pour le salut de l’empereur et de l’empire3. Ce devoir de prière était rappelé particulièrement à la veille des campagnes militaires importantes ; nous observons pour le Xe siècle, au moment où l’empire byzantin a entrepris plusieurs campagnes décisives, un recours plus systématique aux prières des moines de la part des empereurs. En temps de paix, les chrysobulles byzantins, comme les diplômes carolingiens et ottoniens, justifiaient clairement la concession de biens et l’octroi de privilèges fiscaux par la nécessité de favoriser les prières des moines qui, uploads/Religion/ benoit-meggenis-r-partie2.pdf

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  • Publié le Apv 09, 2021
  • Catégorie Religion
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