Brit Bennett Le cœur battant de nos mères Traduit de l’anglais (États-Unis) par
Brit Bennett Le cœur battant de nos mères Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch Éditions Autrement Littérature Pour ma mère, mon père, Brianna et Jynna 9 UN La première fois que nous en avons entendu par- ler, nous n’y avons pas cru. Vous savez bien que les rumeurs vont bon train chez les pratiquants. Comme la fois où nous avons tous imaginé que John trompait son épouse parce que Betty, la secré- taire du pasteur, l’avait surpris en train de bruncher tendrement avec une autre femme. Une femme jeune et chic qui plus est, qui remuait les hanches quand elle marchait, alors qu’elle n’avait pas à remuer quoi que ce soit devant un homme marié depuis quarante ans. On pouvait pardonner à un homme d’avoir trompé son épouse une fois, mais faire la cour à cette jeune femme devant des crois- sants au beurre à la terrasse d’un café ? C’était une autre histoire. Mais avant que nous puissions répri- mander John, il s’était présenté à la Chapelle du Cénacle le dimanche suivant avec son épouse et la jeune femme qui remuait les hanches – sa petite- nièce venue de Fort Worth en visite – et ça s’était arrêté là. La première fois que nous en avons entendu par- ler, nous avons pensé qu’il s’agissait peut-être d’un 10 secret du même acabit, même si, il faut le recon- naître, il y avait quelque chose de différent. Un goût différent. Tous les grands secrets ont un goût par- ticulier avant d’être révélés, et si nous avions pris la peine de faire tourner celui-ci dans notre bouche, nous aurions peut-être perçu l’aigreur d’un secret pas assez mûr, cueilli trop tôt, chapardé et transmis précocement. Mais nous ne l’avons pas fait. Nous avons partagé ce secret amer, un secret qui a débuté au printemps, lorsque Nadia Turner, mise en cloque par le fils du pasteur, s’est rendue en ville à la cli- nique qui pratique des avortements pour régler le problème. Elle avait dix-sept ans à l’époque. Elle vivait seule avec son père, un marine, et sans sa mère, qui s’était suicidée six mois plus tôt. Depuis, Nadia s’était bâti une sacrée réputation : elle était jeune, elle avait peur, et elle essayait de cacher tout ça derrière son physique. Car elle était mignonne, belle même, avec une peau ambrée, de longs cheveux soyeux et des yeux où tournoyaient des volutes marron, grises et dorées. Comme la plupart des filles, elle avait déjà appris que la beauté vous expose et vous dissimule, et comme la plupart des filles, elle n’avait pas encore appris à gérer la différence. Alors nous avons toutes entendu parler de ses escapades de l’autre côté de la frontière pour danser dans les clubs de Tijuana ; de la bouteille d’eau remplie de vodka qu’elle trim- balait au lycée d’Oceanside ; des dimanches qu’elle passait sur la base militaire, à jouer au billard avec des marines ; des nuits qu’elle terminait avec les pieds appuyés contre la vitre embuée de la voiture d’un inconnu. Des racontars sans doute, à l’exception 11 d’une histoire vraie : durant toute son année de terminale, Nadia avait batifolé dans le lit de Luke Sheppard, et au printemps, le bébé de Luke gran- dissait en elle. Luke Sheppard était serveur chez Fat Charlie, un restaurant de fruits de mer installé près de la jetée, réputé pour la fraîcheur de ses produits, ses concerts et son ambiance amicale et familiale. C’était du moins ce que disait la pub dans le San Diego Union- Tribune, si vous étiez assez stupide pour y croire. Mais si vous aviez vécu suffisamment longtemps à Oceanside, vous saviez que les « produits frais », c’étaient des fish and chips de la veille qui suintaient sous des lampes chauffantes, et que les rares concerts étaient généralement donnés par des ados dépe- naillés avec des jeans déchirés et des épingles à nour- rice dans les lèvres. Nadia Turner savait également des choses sur Fat Charlie qui ne pouvaient figurer dans aucune publicité, comme le fait que les nachos au fromage de Charlie étaient parfaits quand vous aviez trop bu, ou que le cuistot vendait la meilleure herbe au nord de la frontière. Elle savait également que des gilets de sauvetage jaunes étaient suspendus au-dessus du bar, et qu’à cause de leurs longs ser- vices les trois serveurs noirs l’avaient baptisé le « navire négrier ». C’était Luke qui lui avait révélé ces secrets. « Et les bâtonnets de poisson ? lui demandait-elle. — Mous comme de la merde. — Les pâtes aux fruits de mer ? — N’y touche pas, malheureuse. — Où est le problème ? C’est juste des pâtes. 12 — Tu sais comment ils font ces saloperies ? Ils prennent des restes de poisson et ils fourrent les raviolis avec. — OK. Le pain, alors ? — Si tu finis pas ton pain, ils le refilent à une autre table. Et toi, tu touches le même pain qu’un type qui s’est gratté les couilles toute la journée. » L’hiver où la mère de Nadia s’était suicidée, Luke l’avait sauvée en l’empêchant de commander les bouchées au crabe (un ersatz de crabe frit dans le saindoux). À cette époque, elle avait commencé à disparaître après l’école, elle montait dans un bus et descendait là où il la conduisait. Parfois, elle par- tait vers l’est, jusqu’à Camp Pendleton, où elle allait au cinéma, jouait au bowling au Stars and Strikes ou au billard avec des marines. Les jeunes soldats souffraient le plus de la solitude, alors elle trouvait toujours un groupe de premières classes, mal à l’aise avec leurs crânes tondus et leurs grosses chaussures et, au bout de la nuit, elle finissait généralement par embrasser l’un d’eux jusqu’à avoir envie de pleurer. De temps en temps, elle partait vers le nord, après la Chapelle du Cénacle, là où la côte devenait la frontière. Ou encore au sud, où l’atten- daient d’autres plages, plus belles, où le sable était aussi blanc que les personnes allongées dessus, des plages avec des promenades en bois et des mon- tagnes russes, des plages derrière des clôtures. Elle ne pouvait pas aller à l’ouest. À l’ouest, il y avait l’océan. Elle montait dans des bus pour s’éloigner de sa vie d’avant, quand, après l’école, elle traînait avec ses amis sur le parking en attendant les cours de conduite, 13 montait dans les gradins du stade pour regarder l’équipe de football s’entraîner ou bien se rendait avec sa bande au In-N-Out. Elle faisait l’idiote au Jojo’s Juicery avec ses collègues, elle dansait devant des feux de camp et grimpait sur la jetée quand on la défiait, en faisant toujours semblant de ne pas avoir peur. Rétrospectivement, elle constatait avec étonnement qu’elle avait rarement été seule à cette époque. Elle avait l’impression que du matin au soir les gens se la repassaient de main en main, comme un témoin : son professeur de mathématiques la transmettait à son professeur d’espagnol qui la trans- mettait à son professeur de chimie qui la transmet- tait à ses amis, avant qu’elle rentre chez ses parents. Et puis, un jour, la main de sa mère avait disparu et Nadia était tombée par terre, avec fracas. Désormais, elle ne supportait plus aucune com- pagnie : ni ses professeurs qui lui pardonnaient avec un sourire patient de rendre ses devoirs en retard, ni ses amis qui cessaient de plaisanter dès qu’elle s’asseyait à leur table au déjeuner, comme si leur joie lui faisait injure. Pendant les TP d’instruction civique, quand M. Thomas demandait un travail en binôme, ses amis s’empressaient de se mettre par deux, et Nadia se retrouvait avec l’unique autre fille effacée et délaissée de la classe : Aubrey Evans, qui filait au Club des élèves chrétiens le midi, non pas pour étoffer son CV en vue de la fac (elle n’avait pas levé la main quand M. Thomas avait voulu savoir qui avait rempli une demande d’inscription), mais parce qu’elle pensait que Dieu serait satisfait de voir qu’elle passait son temps libre dans une salle de classe à planifier des distributions de conserves. 14 Aubrey Evans, qui portait une bague de virginité en or toute simple, qu’elle faisait tourner autour de son doigt quand elle parlait, qui assistait toujours seule aux offices à la Chapelle du Cénacle. Pauvre et sainte enfant, sans doute, de fervents athées qu’elle s’efforçait de conduire vers la lumière. La première fois où elles avaient travaillé ensemble, Aubrey s’était penchée vers Nadia pour lui glisser à l’oreille : « Je voulais juste que tu saches combien je suis désolée. On prie tous pour toi. » Elle paraissait sincère, mais quelle importance ? Nadia n’avait pas remis les pieds à l’église depuis l’enterrement de sa mère. Au lieu de quoi, elle pre- nait le bus. Un après-midi, elle était descendue dans le centre-ville, devant le Hanky Panky. Elle était cer- taine que quelqu’un allait l’arrêter – elle ressemblait à une gamine avec son sac à dos –, uploads/Religion/ quot-le-coeur-battant-de-nos-meres-quot-de-brit-bennett 1 .pdf
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Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Apv 02, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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