BORIS MOURAVIEFF ET L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN Olivier SANTAMARIA (FNRS, CIERL-ULB)
BORIS MOURAVIEFF ET L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN Olivier SANTAMARIA (FNRS, CIERL-ULB) Historien, philosophe, ésotériste et maître spirituel, Boris Mouravieff fut avant tout un homme inclassable. Professeur d’histoire à l’université de Genève, il quitte ses fonctions officielles pour se consacrer à l’enseignement ésotérique. Russe expatrié en Occident, il n’affiche pas l’exclusivisme de certains orthodoxes à l’égard des autres confessions chrétiennes. Slavophile, amoureux de la vieille Russie et de tout l’Orient chrétien, il ne réduit pourtant pas sa pensée religieuse à la Tradition chrétienne seule puisque, pour lui, la véritable Tradition n’est ni Russe ni Grecque et, plus largement, ni d’Orient ni d’Occident : elle est universelle. Certains de ses commentateurs ont voulu faire de lui un orthodoxe ; or, s’il est indéniable que Mouravieff a effectivement opté pour la religion de ses ancêtres, il est néanmoins toujours resté distant de toute Église institutionnelle. Pour lui, en effet, la foi du simple fidèle, si elle suffit au salut individuel, ne procure pourtant pas la pleine connaissance — Gnôsis. Seule la connaissance, entendue comme une connaissance initiatique, ésotérique, peut faire parvenir le fidèle à la seconde Naissance, aux portes du Royaume de Dieu, et lui permettre de guider l’humanité, par-delà la crise qui la menace, vers une destinée heureuse. C’est à cette connaissance, transmise jusqu’à lui par la Tradition ésotérique de l’orthodoxie orientale, que Mouravieff consacrera la plus grande part de ses œuvres et de son énergie. Pour lui, la « Tradition ésotérique », bien qu’universelle par nature, se révèle d’une façon différenciée en fonction des époques et de la mentalité des peuples auxquels elle s’adresse. Face à un public essentiellement Européen, il est naturel que Mouravieff ait présenté son enseignement sous une forme chrétienne car, chrétien ou non, croyant ou athée, l’homme européen est façonné par vingt siècles de culture chrétienne. Par ailleurs, contrairement aux autres religions qui, bien qu’issues de la Tradition unique, ne s’adressent toujours qu’à une fraction de l’humanité, le christianisme a affirmé dès ses origines un caractère œcuménique et universaliste. Pour ces deux raisons, l’enseignement de Mouravieff est donc « profondément chrétien »1. Quant à l’ « ésotérisme », il signifie pour lui principalement une méthode d’interprétation et de compréhension approfondie des textes sacrés, associée à des méthodes de perfectionnement de la « Personne ». La doctrine ésotérique est comprise comme un équivalent approximatif de « Gnose » ou de « Connaissance », au sens d’une Connaissance vivante, qui procure des niveaux de conscience élevés, et qui transforme le sujet lui-même, comme lors d’un processus initiatique2. Boris Mouravieff a d’ailleurs voulu organiser son système selon une structure de mouvement initiatique : l’étudiant prend connaissance en premier lieu de l’aspect théorique et relativement extérieur de la doctrine ; ensuite il avance dans la connaissance de celle-ci par différents paliers ; enfin il est initié à la pratique, qui requiert une intériorisation, un approfondissement et une réalisation concrète, ce qui équivaut à une véritable seconde Naissance. 1. Quelques éléments biographiques Boris Mouravieff est né à Kronstadt le 8 mars 1890 et décédé à Genève en 1969, à l’âge de 79 ans. Située sur l’île Kotlin (Golfe de Finlande) en Russie, Kronstadt était rattachée administrativement à Saint- Pétersbourg et servait principalement de base navale. La ville de Kronstadt est restée célèbre pour avoir été à l’avant-garde des révolutions de 1905 et de 1917, ainsi que le siège de la « Révolte » éponyme, qui opposa les marins anarchistes et révolutionnaires au pouvoir bolchevique en 1921. Fils du comte Pjotr Petrovič Murav’ev, amiral de la Flotte russe et dernier secrétaire d’État à la Marine de Guerre impériale, Boris était destiné à une carrière militaire ou politique. À l’abdication du tsar en mars 1917, alors qu’il n’a que 27 ans, il est promu successivement capitaine de frégate puis chef de cabinet naval du ministre socialiste révolutionnaire Alexandr Fjodorovič Kerenskij dans le premier gouvernement provisoire (sous la direction du prince Georgij L’vov). Il devient ensuite chef d’état- major adjoint de la flotte de la mer Noire, nommé par le même Kerenskij, qui était alors chef du gouvernement russe, jusqu’au renversement de ce dernier lors du coup d'état du 7 novembre 1917 qui marque le début de la « Grande Révolution socialiste d'Octobre » et les premières heures du régime bolchevique. Ces événements marquent la fin des activités politiques et militaires de Boris Mouravieff. Ses écrits et sa pensée demeureront néanmoins toujours empreints d’un intérêt réel pour la question politique ou métapolitique. L’influence spirituelle de son grand-oncle sera elle aussi — et peut- être même surtout — déterminante. Andrej Nikolaevič Murav’ev, homme de lettres issu de la noblesse russe, s’était attaché, lors de nombreux voyages en Orient, à retrouver une série de manuscrits anciens touchant aux fondements de la tradition orthodoxe. Il sera l’auteur d’une Histoire de l’Église de Russie3 ainsi que le fondateur du skite (groupe d’ermites vivant sous l’autorité d’un monastère) russe Saint André au Mont Athos. Boris Mouravieff évoque son souvenir et son influence en ces termes : « Personnellement, je m’occupe de la Tradition en question depuis ma jeunesse ; j’en étais favorisé aussi par certaines indications dues à la tradition de ma famille, issue d’André Mouravieff (mort en 1874), Chambellan à la Cour impériale, membre du Saint-Synode, fondateur du monastère de Saint- André au Mont-Athos. C’était un grand voyageur. Il parcourut l’Égypte, l’Asie Antérieure, l’Arménie, la Transcaucasienne, le Kurdistan et poussa jusqu’à la Perse, et au delà, les recherches des détails de cette Tradition sublime et des manuscrits des premiers siècles de notre ère. »4 Boris Mouravieff poursuivra la voie tracée par son grand-oncle, en s’attachant toute sa vie à retrouver puis à enseigner ce qu’il appellera lui- même la « Tradition ésotérique de l’orthodoxie orientale » ou plus simplement la « Tradition ». En 1920 il se rend à Constantinople pour y suivre des conférences données par Pjotr Dem’janovič Uspenskij [Ouspensky] (Moscou, 1878 – Londres, 1947), philosophe et maître spirituel d’origine russe. Ce dernier lui fera rencontrer Georgij Ivanovič Gjurdžiev [Gurdjieff] (Alexandropol [Russie], 1866 – Paris, 1949) qui l’introduira auprès de plusieurs personnes en France, dans son Prieuré de Fontainebleau ainsi qu’à Paris. Dans ses articles et livres touchant à l’ésotérisme, Mouravieff prendra certaines distances par rapport à ces auteurs, dont il juge les enseignements fragmentaires. La controverse autour des Fragments d’un enseignement inconnu5, ouvrage dans lequel Uspenskij présentait le « système » de Gjurdžiev, est révélatrice d’une tension qui existait depuis le début entre les trois hommes6. Arrivé en France en 1924, Mouravieff s’installe à Bordeaux et y rencontre une Russe, Larisa Basov. Elle deviendra sa femme en 1936, année où ils s’installent à Paris. Jusqu’en 1941, il travaille comme ingénieur consultant dans diverses compagnies pétrolières, tout en se consacrant à l’étude et à ses écrits. Il rencontre aussi fréquemment Gjurdžiev et quelques-uns de ses disciples au Café de la Paix sur les Grands Boulevards de Paris. Les débats et controverses qui y prennent place sont pour lui l’occasion d’affiner son propre point de vue. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, en 1944, refusant de collaborer avec les Allemands, il est arrêté par la Gestapo, mais parvient à s’échapper en Suisse avec sa famille. Alors âgé de 55 ans, il entreprend un cursus universitaire à l’Institut des Hautes Études Internationales à Genève, où il défend en 1951 une thèse sur l’Alliance Russo-turque pendant la période napoléonienne. Quatre années plus tard, il devient privatdozent (enseignant en attente d’une chaire universitaire) à l’Université de Genève après avoir présenté une leçon sur « La politique de Pierre le Grand dans la question d’Orient ». Cette fonction universitaire couronne ses recherches d’historien qui s’étaient déjà vues concrétisées par la publication de plusieurs ouvrages, notamment Le Testament de Pierre le Grand, légende et réalité7 et La Monarchie Russe8, ainsi que plusieurs articles9. 2. L’ésotérisme, une philosophie de l’histoire Outre son intérêt pour l’histoire, Mouravieff s’intéresse à la spiritualité orthodoxe, ce qui lui vaut de donner un cours à l’université de Genève qu’il intitule « Introduction à la philosophie ésotérique d'après la tradition ésotérique de l'Orthodoxie orientale ». Ce cours, qui réunit régulièrement une vingtaine d’élèves, sert de base à la publication en 1961 d’un premier volume de son œuvre principale, Gnôsis. Études et commentaires sur la tradition ésotérique de l’orthodoxie orientale, volume auquel seront adjoints en 1962 et 1965 un deuxième puis un troisième tome. Respectivement sous-titrés « cycle exotérique », « cycle mésotérique » et « cycle ésotérique », Mouravieff y défend l’idée qu’une progression par degrés dans l’enseignement de la doctrine est indispensable pour accéder au niveau ésotérique. Il s’agit selon lui de passer des aspects externes (la profession de foi, les dogmes, qui sont vrais mais d’une façon relative car ils ne sont que l’expression formalisée d’un mystère) aux aspects internes de la doctrine, cachés au regard du profane, et qui constituent la véritable connaissance (gnôsis, en grec). Parallèlement à ses écrits, Mouravieff anime entre 1961 et 1967 un séminaire de recherches ésotériques destiné à approfondir l’enseignement compilé dans Gnôsis. Le Centre d’Études Chrétiennes Ésotériques (C.E.C.E.) se proposait en effet de développer et uploads/Religion/ boris-mouravieff-et-l-x27-esoterisme-chretien.pdf
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- Publié le Sep 16, 2021
- Catégorie Religion
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