1 SYMÉON STYLITE L'ANCIEN ENTRE PUANTEUR ET PARFUM Béatrice CASEAU Dans la litt

1 SYMÉON STYLITE L'ANCIEN ENTRE PUANTEUR ET PARFUM Béatrice CASEAU Dans la littérature antique chrétienne, l'univers olfactif sert de repère qualitatif et de métaphore. Le bon et le mauvais, la vie parfaite et la mort sont aux deux extrêmes de ce repère olfactif qui va du parfum à la puanteur. Dieu, le vivant par excellence, est qualifié d’être parfumé. Il est hJ teleiva eujwdiva, le parfum par excellence : « l'artisan et Père de cet univers, explique Athénagore, n'a pas besoin de sang ni de la fumée des sacrifices, ni du parfum des fleurs et des encens, puisqu'il est lui-même le parfum suprême. »1 Le Christ est aussi naturellement associé à la bonne odeur, Cristou' eujwdiva, selon l’expression même de saint Paul dans la seconde épître aux Corinthiens (2Co. 2, 15-16). Ses disciples doivent répandre en tous lieux « le parfum de sa connaissance »2. Paul oppose ainsi ceux qui parlent du Christ en toute pureté et ceux qui frelatent sa parole, et il utilise une métaphore olfactive pour marquer l'opposition entre salut, odeur de vie et perdition, odeur de mort : « nous sommes pour Dieu la bonne odeur du Christ pour ceux qui se sauvent et pour ceux qui se perdent ; pour les uns, une odeur de mort qui conduit à la mort ; pour les autres, une odeur de vie qui conduit à la vie. »3 En tant que fidèles disciples, les chrétiens sont donc associés à la 1. ATHENAGORE, Supplique au sujet des Chrétiens, XIII, 2, éd. B. POUDERON, Supplique au sujet des Chrétiens et Sur la résurrection des morts, Paris 1992, p. 110 : JO tou'de tou' panto;" dhmiourgo;" kai; path;r ouj dei'tai ai[mato" oujde; knivsh" oujde; th'" ajpo; tw'n ajnqw'n kai; qumiamavtwn eujwdiva", aujto;" w]n hJ teleiva eujwdiva. 2. 2Co. 2, 14, Nouveau Testament, Traduction œcuménique de la Bible, Cinquième édition revue, Paris 1978, p. 375 ; The Greek New Testament, Fourth revised edition, éd. B. ALAND, et alii, Stuttgart 1993, p. 614 : th;n ojsmh;n th'" gnwvsew" aujtou'. 3. 2Co. 2, 15-16, Nouveau Testament, comme n. précédente, p. 375 ; The Greek New Testament, comme n. précédene, p. 615 : Cristou' eujwdiva ejsme;n tw/' qew/' 2 bonne odeur du Christ offerte à Dieu. La première littérature chrétienne reprend la thématique du sacrifice de bonne odeur agréé par Dieu, mais oscille entre métaphore et réalité. Dans les Actes des quelques martyrs qui s’offrent à Dieu comme sacrifice de bonne odeur, ce thème de l’eujwdiva, la bonne odeur parfumée, est repris pour signifier que leur offrande est agréable à Dieu. Dans le Martyre de Polycarpe, l’image devient littérale lorsque les témoins, présents autour du bûcher en feu de Polycarpe, rapportent : « nous respirions un parfum aussi fort que celui de l’encens et de quelqu’autre aromate précieux. »4 Cette association de la sainteté chrétienne avec la bonne odeur prend donc un caractère polymorphe dans la littérature chrétienne ancienne. Les commentaires chrétiens du Cantique des cantiques assimilent les bonnes odeurs parfumées citées dans le texte aux vertus5. Dans la littérature hagiographique antique et médiévale, on passe de la perception visionnaire des effluves parfumées à l'évocation des corps embaumés par les volutes d'encens et les huiles aromatiques6. Nombreux sont ainsi les saints qui, au seuil de la mort, ont la chance d’entrevoir le Paradis où ils se rendent, ou d’en sentir par avance les extraordinaires et sublimes parfums. L’odeur de sainteté et l'incorruptibilité qui accompagnent les saints dans la tombe attestent pour les vivants que les saints ont rejoint le Paradis et que leur corps participent aussi et bénéficient pleinement de la vie de ce jardin aux parfums vivifiants7. Odeurs délicieuses, monde divin et sainteté sont donc profondément associés dans la littérature hagiographique de la fin de l’Antiquité et du Moyen Âge. Évoquer la bonne odeur d'un saint est une manière convenue de chanter sa sainteté. Il en résulte qu'un saint puant est en quelque sorte contradictoire dans les termes. La ejn toi'" sw/zomevnoi" kai; ejn toi'" ajpollumevnoi", oi|" me;n ojsmh; ejk qanavtou eij" qavnaton; oi|" de; ojsmh; ejk zwh'" eij" zwhvn. 4. EUSÈBE DE CÉSARÉE, Histoire Ecclésiastique, IV, 15, 37, éd. G. BARDY, Paris 1986, p. 188 : Kai; ga;r eujwdiva" tosauvth" ajntelabovmeqa wJ" libanwtou~ pnevonto" h] a[llou tino;" tw~n timivwn ajrwmavtwn ; Le Martyre de Polycarpe, 15, éd. H. MUSURILLO, The Acts of the Christian Martyrs, Oxford 1972, p. 14-15. 5. P. MELONI, Il profumo dell'immortalità. L'interpretazione patristica di Cantico 1, 3, Rome 1975. 6. B. CASEAU, EUWDIA.. The Use and Meaning of Fragrances in the Ancient World and their Christianization (100-900 AD), Ann Arbor 1994 ; S. ASHBROOK HARVEY, The Fragrance of Sanctity: Incense and Spirituality in the Early Byzantine East, Dumbarton Oaks Public Lecture, mars 1992 ; S. ASHBROOK HARVEY, Scenting Salvation : Ancient Christianity and the Olfactory Imagination (à paraître). 7. P. BOGLIONI, La scène de la mort dans les premières hagiographies latines, Essais sur la mort : Travaux d’un séminaire de recherche sur la mort, Montréal 1985, p. 269-298. 3 puanteur d'un saint, quand elle est exposée et décrite par les hagiographes, requiert une explication. La puanteur et la sainteté sont en effet aux antipodes dans cette rhétorique chrétienne de l’odeur. L’odeur délétère des corps décomposés, la puanteur de la chair malade et gangrenée, sont autant de signes du pouvoir du Démon sur l’humanité déchue, dans une cosmogonie postulant que la mortalité et la maladie sont les effets de la Chute et de l’emprise démoniaque sur le monde8. Métaphoriquement, le péché lui-même est qualifié de gangrène puante de l’âme. Selon le psaume 37, les plaies infligées à l’âme par le péché pourrissent9. Il existe donc une puanteur spirituelle comme il existe un parfum propre aux vertus et à la sainteté. Alors que la sainteté d’une personne se révèle dans l’odeur de sainteté qui émane de son corps vivant ou mort, la puanteur peut devenir un révélateur du péché caché ou de la présence du Démon. De même qu'il existe une grammaire des parfums qui corrèle chacun avec une vertu dans l'exégèse du Cantique des cantiques, il existe dans certains récits miraculeux la notion que certains péchés et certains démons ont une odeur. La puanteur physique maladive est perçue comme un miroir de la gangrène qui ronge l'âme. L’idée est ancienne, elle explique pourquoi Job est accusé d’avoir mal agi envers Dieu quand sa maladie le transforme en être puant. La puanteur est aussi un châtiment dans la mesure où elle révèle ce qui était caché et impose donc au pécheur une humiliation, en plus de lui faire connaître d'affreuses souffrances. L'idée n'est pas nouvelle : la puanteur extraordinaire, née de maladies comme la gangrène ou tout simplement des plaies infectées, est en effet comprise comme un châtiment divin dès la plus haute Antiquité. Les Lemniennes n'avaient elles pas été punies de puanteur par Aphrodite pour avoir négligé son culte10? Dans le judaïsme ancien, c'est un châtiment qui pèse particulièrement sur les impies et les profanateurs. Dans le Second Livre des Maccabées, Antiochos IV, qui avait menacé de détruire Jérusalem et qui s’était souillé par des profanations, finit sa vie comme un objet de dégoût pour toute son armée tant la puanteur qui se dégageait de sa personne était désagréable11. De la même manière, pour certains auteurs chrétiens, les persécuteurs ou les hérétiques, punis par des maladies qui révèlent la puanteur de leur âme en lui donnant un 8. J.-Cl. LARCHET, Théologie de la maladie, Paris 1994. 9. Ps. 37, 6 : proswvzesan kai; ejsavphsan oiJ mwvlwpev" mou ajpo; proswvpou th~" ajfrosuvnh" mou. 10. G. DUMÉZIL, Le crime des Lemniennes. Rites et légendes du monde égéen, édition présentée, mise à jour et augmentée par B. LECLERCQ-NEVEU, Paris 1998. 11. 2 Macc., 9 : uJpo; de; th'" ojsmh'" aujtou' pa'n to; stratovpedon baruvnesqai th;n saprivan ; F.M. ABEL, Les Livres des Maccabées, Paris 1949, p. 400. Traduction latine de la Vulgate : odore etiam illius et foetore exercitus gravabatur. 4 exutoire sensible, reçoivent une rétribution qui met au jour leur impiété. Lactance, par exemple, relève la fin tragique des empereurs persécuteurs des chrétiens comme Galère et il insiste, en particulier, sur la puanteur qui accompagne leur agonie, dans De la mort des persécuteurs12. La gangrène, les vers, l'infection puante et le pourrissement des chairs deviennent des thèmes favoris pour montrer comment la justice divine s'en prend aux sacrilèges, aux impies et aux hérésiarques de leur vivant et annoncent le sort qui les attend en Enfer, lieu par excellence de la puanteur et de la souffrance. L’odeur devient alors le révélateur de la quintessence d’un être, un révélateur de la vie spirituelle et morale, voire du salut ou de la perdition. Dans la littérature chrétienne ancienne, on trouve ainsi une vaste utilisation du champ olfactif qui passe de la métaphore à la réalité. Dans les Vies de saints qui insistent sur le travail ascétique, et qui font du corps un lieu du combat et de la victoire du saint, les références olfactives ne sont pas rares et montrent le progrès spirituel du saint. uploads/Religion/ caseau-b-symeon-stylite-reb.pdf

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  • Publié le Jui 24, 2021
  • Catégorie Religion
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