Jacques Berque, « Quel Islam? » Publié dans Le Temps stratégique, no. 64, Genèv
Jacques Berque, « Quel Islam? » Publié dans Le Temps stratégique, no. 64, Genève, juin 1995 Jacques Berque a, dans sa jeunesse, étudié l'arabe en vivant en tribu dans la région du Hodna algérien et le droit musulman avec des cheikhs de l'Université de Qarawiyin à Fès. Plus tard il a occupé, un quart de siècle durant, la chaire d'histoire sociale de l'Islam contemporain au Collège de France, et servi comme expert de l'Unesco. Il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages d'histoire sociale et d'islamologie, parmi lesquels: Les Arabes d'hier à demain (Paris, Seuil, 1960), L'Intérieur du Maghreb (Paris, Gallimard, 1978) et L'Islam au temps du monde (Paris, Sindbad, 1984). Retiré depuis 1981 dans son village familial des Landes, Jacques Berque a publié encore une nouvelle Traduction du Coran (Paris, Sindbad, 1991), un volume de souvenirs, Mémoires des deux rives (Paris, Seuil, 1989) et un essai plus général, Il reste un avenir (Paris, Arléa, 1993). Le terme d'Islam couvre à la fois le déploiement géopolitique et les contenus sociaux et spirituels de la plus jeune des trois grandes religions monothéistes. Formulée en Arabie dans la première moitié du VIIe siècle, elle s'est répandue tant par voie de conversion et d'attraction culturelle que de conquête, au point de constituer aujourd'hui l'un des systèmes les plus actifs dans le monde, tout en y restant largement méconnue d'autrui. ********** L’Islam est la plus jeune des trois grandes religions monothéistes I. LA SITUATION. A la mi-décembre 1994 se réunissait à Casablanca en congrès l’Organisation de la Conférence islamique. Y participaient une cinquantaine de nations ou de mouvements se réclamant de l’Islam. L’impressionnante diversité répondant à cette enseigne confrontait les sociétés, les images et les phases les plus différentes du développement. L’évocation de la savane africaine y voisinait avec celle des steppes de l’Asie centrale, celle des pêcheries malaises avec celle des caravanes sahariennes. La vieille monarchie marocaine y coudoyait l’insurrection des Moros philippins. Un Tatar de Kazan s’enquérait de manuscrits auprès d’un lettré damascène. A qui eût reporté cet arc-en-ciel humain sur la mappemonde se fût découverte toute une écharpe terrestre de part et d’autre du quadrilatère arabe, siège de la révélation coranique voici quatorze siècles. Arabe, en effet, s’était voulu le Coran: lui-même l’affirme. De là une sorte de droit d’aînesse pour l’Arabe. Il est, selon la formule de Louis Massignon, axial à l’Islam autant que l’Islam l’est à lui. Arc-en-ciel humain sur la mappemonde, haute civilisation, écrite et non-écrite Et pourtant, dans la réunion mêlée de Casablanca se croisaient bien des idiomes, dont certains partagent avec l’arabe le privilège d’un classicisme reconnu de tous: ainsi le persan et le turc, pour ne citer que ces langues chargées de chefs-d’oeuvre. Mais seul un pédantisme rabougri aurait pu s’en tenir à ce panthéon académique. Dans l’enceinte de la conférence s’activaient aussi des représentants de riches cultures populaires, de profondes traditions non-écrites. Et l’Afrique musulmane, également conviée à ces agapes, y portait avec le témoignage de ses misères celui de ses trésors saccagés. C’est d’Afrique nilotique en tout cas, et plus précisément du Soudan, que le fondamentalisme, ou intégrisme, ou islamisme, apportait avec les thèses du Dr. Hasan al-Turabi l’argumentation la plus provocante. Défrayant depuis plusieurs années la chronique, et sourdement présent à la conférence, il en avait été proscrit, dès l’allocution d’ouverture, par le roi du Maroc, président de session. L’Islam, disait Hassan II, le rejetait, au nom de ses traditions de tolérance et de juste milieu. Quel beau débat en perspective! Mais le débat n’eut pas lieu. La Conférence s’en tint, à l’exemple de semblables réunions internationales, à résoudre des conflits entre délégations et à discuter de cas ponctuels, sans traiter des problèmes de fond, auxquels cet article aura l’audace de s’attaquer. L’impérialisme, où nous verrons, sans la moindre sentimentalité, l’expansion de la révolution industrielle en rapports inégaux sur la planète, y aura perverti durablement l’échange entre peuples et entre cultures. L’Islam, qui le subit de plein fouet, aura longtemps régné sur des secteurs délaissés par le progrès technologique, et de ce fait livrés à l’intervention de l’étranger. Il n’avait pas non plus suivi, depuis deux ou trois siècles, les chemins de la rationalité occidentale, historiquement liée à cet essor. Tout comme la Grèce antique le Maghreb, le Proche Orient, l’Iran, l’Inde musulmane avaient développé de grandes civilisations dénuées de performances mécaniques. Le retard matériel alimenta chez ces peuples un complexe d’infériorité - admiration et révolte mêlées - qui ne devait se résoudre que longtemps après coup. On ne peut même pas dire qu’il ait entièrement disparu, non plus d’ailleurs que les rapports objectifs qu’il traduisait. Mais civilisation ayant accédé tard aux performances technologiques Les cultures tricontinentales (pour user d’un néologisme commode) auront subi une dépréciation corrélative à celle de l’ensemble du corps social. Écartées de l’efficacité, celle des machines et celle des concepts, elles s’écartelèrent entre les reliefs de leur classicisme et la charge folklorique que leur concédaient les agitateurs de l’histoire. La projection du modèle européen reléguait ainsi des cultures jadis prospères ou inventives dans une dépendance que leurs soubresauts défensifs, pour énergiques qu’ils fussent parfois, ne devaient pas soustraire plus tard à la dure loi du rattrapage et comme à un vertige de l’imitation. Cela jusqu’au moment où la reprise politique de ces peuples impliqua un renversement du processus. Avec une force croissante depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, de nouvelles nations, beaucoup se réclamant de leur caractère islamique, s’attelèrent alors à une tâche immense d’éducation et de reconstruction, dont on ne peut dire qu’elle soit encore achevée. L’Islam en tant que credo et que legs spirituel n’aurait, pas plus que les autres monothéismes, dû être affecté au négatif par ces vicissitudes. Ses affinités naturalistes lui épargnaient même le dualisme de base qui, dans le christianisme, oppose la grâce à la nature. N’avait-il pas, durant ses siècles d’or, adopté et enrichi la tradition hellénique de la physis [nature]? En théorie rien ne le gênait dans la poursuite du progrès matériel. Sa faiblesse, en revanche, tenait à l’envahissante sécularité des temps modernes. Celle-ci défiait en lui l’indivision ou plutôt la convergence que sa Loi établit entre le spirituel et le temporel. Avec l’Occident est-ce l’inter-compréhension? Non: l’acrimonie et l’altérité Cette difficulté, nous la retrouvons aussi bien dans sa doctrine que dans ses comportements. Aujourd’hui même, l’adaptation croissante du cadre de vie et des idées peut bien agir sur l’Islam. Les rapports de travail avec l’Autre, ou seulement son voisinage, lui posent des problèmes inédits, qu’il lui faut résoudre. Enfin l’expatriation de ses travailleurs par centaines de mille et d’une partie de sa jeunesse instruite fait jouer chez lui à différents niveaux et sur différents modes des phénomènes d’acculturation. Cependant, force est de constater que ce qui en résulte entre systèmes, dans la période présente, est moins l’inter-compréhension des cultures et des peuples que l’acrimonie réciproque, et moins l’harmonie que l’altérité. II. INTÉRIORITÉS. Voilà donc un système ardemment unitaire. Il s’autorise de la création de l’homme par Dieu et de ce que j’appellerai hardiment les adhérences cosmiques de l’humain. Le naturalisme s’y mêle à l’idée de la transcendance d’une façon difficile à comprendre pour nous, habitués que nous sommes à confronter diamétralement ces notions. Simone Weil n’a-t-elle pas souligné le contraste entre le Dieu biblique, qui serait un Dieu “naturel”, et celui des Chrétiens, le seul à s’exalter en Sur-Nature? Cela peut aider à comprendre, par contraste, l’idée de Dieu propre à l’Islam. Il est pourtant ressenti par les siens comme le même Dieu qu’adorent les deux autres monothéismes. “Notre Dieu ne fait qu’un avec le vôtre” (Coran XXIX, 46). Un dieu d’une puissance infinie et qui écraserait notre liberté, s’il n’octroyait à celle-ci la plénitude de ses responsabilités. Bien entendu, les penseurs de l’Islam auront agité, comme ceux du Christianisme, le difficile débat de la prédestination. Or ils le tranchent, non pas dans le sens du fatalisme, qu’on leur prête, mais dans celui de la liberté. Que dire d’aphorismes tels que celui- ci: “Lorsque tu n’éprouves pas de honte, agis à ta guise” (hadîth). [Les hadîths sont de courts récits rapportant le détail du comportement et des propos de Mahomet, l’envoyé d’Allah; la somme des hadîths forme la Sunna, la Tradition.] C’est là, dit un commentateur, “le pivot autour duquel tourne l’Islam tout entier”. L’Islam est une religion du yusr, “libre cours”. Immediacy and wholyness, disait le grand Iqbal. Alors quoi, cette religion du jeûne annuel, de la réclusion féminine, de la Guerre sainte, du voile, aspects sévères ou arrogants qu’elle prend pour nous interpeller, cette dureté offensive qu’elle affecte dans les propos des islamistes, ne procéderaient que d’un juste instinct que nous portons en nous? L’Islam, ce serait l’élan d’un Vicaire Savoyard gratifié des joies de la vie? Le birr ou “vertu”, dit Nawawi, juriste et traditionnaire damascène (1233-1277), se ramène à la “bonté de nature”, husn al-khalq : “facilité de comportement, aménité du visage, gentillesse du langage”. Avouons nos perplexités pour caractériser le système. Deux termes que le français pourrait rendre par “immédiateté” et “globalité”, si l’on osait uploads/Religion/ jacques-berque-quel-islam-avec-annexes-1995.pdf
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- Publié le Jul 01, 2022
- Catégorie Religion
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