330 FAILLITE DE LA RÉDEMPTION ? dans le discours ecclésiastique de haut niveau

330 FAILLITE DE LA RÉDEMPTION ? dans le discours ecclésiastique de haut niveau à la « furie » et à « la vengeance » divines explique l'insistance mille fois repérable dans les ouvrages de piété, les catéchismes et les sermons sur les « arrêts » du « juge inflexible », les « comptes » qu'il faudra lui rendre, la « condam- nation » prononcée sur l'humanité « après le péché originel », le « ter- rible » jugement particulier, « le tribunal de la pénitence » et les prêtres - « juges » établis pour ouvrir ou fermer le ciel par leurs sentences in. Aussi les pédagogues enseignaient-ils avec Pierre Coustel : « La félicité de l'homme sur la terre consiste, dit saint Bernard, à bien craindre le Seigneur... Pour cela il faut bien faire remarquer aux enfants les terribles effets de ses jugements en la punition des anges rebelles dans le ciel 102. » Dans un petit recueil de piété imprimé en 1730 à l'intention des écoliers du collège oratorien d'Angers, on recommande aux élèves de prier Dieu en tremblant « tout comme le malheureux accusé lorsqu'il s'expose aux regards du juge 103 ». L'esprit de cette recommandation est, à l'évidence, opposé à celui de l'encyclique de Jean-Paul II au titre significatif, Dieu riche en miséricorde où le pape affirme notamment : « Ainsi, la miséricorde se situe, en un certain sens, à l'opposé de la justice divine, et elle se révèle en bien des cas non seulement plus puissante, mais encore plus fondamentale qu'elle... L'amour, pour ainsi dire, est la condition de la justice et, en définitive, la justice est au service de la charité1". » Ces phrases de Jean-Paul II marquent une véritable rup- ture avec la longue et lourde tradition « augustinienne ». A l'image du Dieu terrible dont la justice l'emporte sur la miséri- corde répond l'exclusion du rire dans le vécu chrétien. On trouve sous la plume de Tronson cette description (sans anticipation d'écologie) du Chrétien tel qu'il doit être : « Il ne lui arrive pas de cueillir des fleurs, ni d'en flairer aucune, pour avoir seulement le plaisir de les flairer 103 », et surtout l'étonnante affirmation de Nicole au sujet de Jésus. Evoquant la « vie laborieuse et pénible de Jésus-Christ pen- dant le temps qu'il a prêché », il assure que le Christ ne refusait pas de manger ce qui lui était présenté mais que « tout cela néanmoins étoit accompagné d'une souveraine mortification, et qui passe de beaucoup celle de tous les autres hommes ». Puis il ajoute que le Seigneur « a toujours eu sa croix devant les yeux... Qu'on juge par là quelle satisfac- tion il pouvoit avoir dans le monde ». Aussi n'a-t-il jamais ri : « Aussi l'on remarque qu'il n'a jamais ri. Rien n'égala jamais le sérieux de sa vie : et il est clair que le plaisir, l'amusement et rien de ce qui peut divertir l'esprit n'y a eu aucune part. La vie de Jésus est toute tendue, toute occupée de Dieu et des misères des hommes, sans qu'il ait donné à la nature que ce qu'il ne lui aurait pu refuser sans la détruire 106. » Cette opinion était partagée par Bossuet qui écrivit dans les Maximes... sur la comédie : « Attachons-nous comme saint Paul à considérer Jésus l'auteur et le consommateur de notre foi : ce Jésus qui, ayant voulu prendre toutes nos faiblesses à cause de la ressemblance, à la réserve du péché, a bien pris nos larmes, nos tristesses, nos douleurs et jusqu'à nos frayeurs, mais n'a pris ni nos joies ni nos ris, et n'a pas voulu que ses lèvres, où la grâce était répandue, fussent dilatées une seule fois par un mouvement qui -lui paraissait accompagné d'une indé- cence indigne d'un Dieu fait homme 101. » LA MASSE DE PERDITION ET LE SYSTÈME DU PÉCHÉ 331 On ne s'étonnera pas que Rancé, lui aussi, ait cru comme Bossuet que Jésus n'avait jamais ri 108. NÉVROSE COLLECTIVE DE CULPABILITÉ Un Dieu terrible plus juge que père en dépit de la miséricorde dont on le crédite par raccroc ; une justice divine assimilée à une vengeance ; la conviction que, malgré la Rédemption, le nombre des élus restera petit, l'humanité entière ayant mérité l'enfer par le péché originel ; la certitude que chaque péché blesse et injurie Dieu ; le rejet de toute distraction et de toute concession à la nature parce qu'elles éloignent du salut : tous ces éléments d'une « théologie primitive du sang », pour reprendre l'expression de Bultmann 1', renvoient à une « névrose chré- tienne » que les recherches de la psychiatrie contemporaine ne permet- tent plus de mettre en doute. Deux ouvrages vont surtout m'être utiles pour l'éclairer. Le premier rassemble les travaux d'un colloque sur la névrose obsessionnelle 110. Dans une remarquable introduction, Yves Pélicier établit la jonction entre les analyses médicales actuelles de cette maladie et la lecture que firent de celle-ci à l'époque classique les moralistes chrétiens soucieux de lutter contre les tourments des âmes. Logiquement Yves Pélicier a fait suivre les communications du colloque du Traité des scrupules de Jacques-Joseph Du Guet (1717). Le second livre est celui d'Antoine Vergote, Dette et désir. Deux axes chrétiens et la dérive pathologique 111. Je veux dire aussi ma reconnaissance envers ce beau livre pacifiant qui intègre en les dépassant les analyses freu- diennes et pose un regard chrétien sur la névrose chrétienne. Cette fois encore se vérifie la convergence entre historiographie et psychiatrie sur laquelle j'avais déjà insisté dans le premier chapitre de La Peur en Occident. L'histoire réunit des dossiers que des analyses psychiatriques permettent de traiter. Il faut d'abord apporter toute une série de remarques importantes sur un sujet qui ne tolère pas le simplisme 112. D'une part, les cliniciens savent que la pathologie de la faute n'est pas propre aux croyants et que l'obsession religieuse obéit à des lois psychologiques qui sont univer- selles. D'autre part, croire qu'on pourrait un jour faire disparaître le sentiment de culpabilité paraît une utopie. Contrairement à ce que pense André Hesnard, tout sentiment de culpabilité n'est pas morbide et c'est rétrécir l'observation que de caractériser le péché par les seuls traits de la culpabilité maladive. Si l'on classe brutalement la culpabilité parmi les troubles morbides, pourquoi ne pas y ranger aussi tout le vécu affectif et intime : l'indignation, l'amour, la jouissance ? En réalité, la culpabilité appartient à la conscience qui se fait conscience morale et Freud a eu raison de remarquer que « ceux-là s'accusent d'être les plus grands pécheurs qu'elle [la conscience morale = le surmoi] aura fait avancer le plus loin dans la voie de la sainteté "g ». Un sentiment normal de culpabilité apparaît comme un appel non à la suppression mais à la transformation et à la sublimation des pul- sions qui sont en désaccord avec l'idéal du moi et le rapport à Dieu. Plus généralement, et en détachant cette observation de Freud du juge- ment global négatif de celui-ci sur la religion, on peut dire que toute civilisation se paie de « renoncements culturels » et d'exigences mora- les 114. Au chapitre des nuances nécessaires, une observation s'impose en- core : l'auto-accusation fréquente dans la névrose obsessionnelle n'est pas Jean DELUMEAU, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIIe - XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1983 331 332 FAILLITE DE LA RÉDEMPTION ? LA MASSE DE PERDITION ET LE SYSTÈME DO PÉCHÉ 333 forcément assimilable à la confession des péchés en vue du pardon. L'aveu orienté vers une amélioration morale ne doit pas être confondu avec un « tout dire » bavard résultant d'une introspection narcissique et qui ne comporte pas toujours le regret. Résumons avec Antoine Vergote ces mises au point préliminaires : s'appuyer sur une psychologie de la « grosse normalisation » pour « aligner sans plus la perversion maso- chiste, la névrose, l'ascèse et la spiritualité qui entend participer à la _ croix du Christ, est un discours ... aussi futile que facile à tenir"' ». Aussi bien est-il malaisé de tracer une frontière sûre entre le normal et le pathologique, « entre la mauvaise conscience qui épaissit l'obscurité et celle qui conduit à la clarté d'un vie en vérité '" ». Ces remarques indispensables une fois énoncées, il est impossible au clinicien comme à l'historien de nier que le Christianisme porte en lui le risque de faire peser sur ses fidèles une culpabilité méfiante et répressive. Il comporte en effet deux versants : d'un côté il rassure, puisque Dieu pardonne par Jésus et promet à l'homme un amour fidèle ; mais, de l'autre, il provoque à la mauvaise conscience. Car rien d' celle-ci n'échappe au regard d'un Juge exigeant qui sait tout. Comment associer dans une synthèse harmonieuse la justice qui jus- tifie l'homme et celle qui le juge ? D'autant que le « péché » pèse plus lourd que la « faute », puisqu'il inclut la notion d'une uploads/Religion/ jean-delumeau-nevrose-collective-de-culpabilite-dans-le-peche-et-la-peur-fayard-1983.pdf

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  • Publié le Jan 21, 2021
  • Catégorie Religion
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