L’Homme Revue française d’anthropologie 166 | avril-juin 2003 Malinowski, Faulk
L’Homme Revue française d’anthropologie 166 | avril-juin 2003 Malinowski, Faulkner. Culture et cognition. Souvenir et héritage La Russie, le temps et l’espace Transformations du socio-cosmisme et construction d’une modernité hybride Stéphane Vibert Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/lhomme/221 DOI : 10.4000/lhomme.221 ISSN : 1953-8103 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 30 juin 2003 Pagination : 145-170 ISBN : 2-7132-1805-5 ISSN : 0439-4216 Référence électronique Stéphane Vibert, « La Russie, le temps et l’espace », L’Homme [En ligne], 166 | avril-juin 2003, mis en ligne le 08 septembre 2008, consulté le 20 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/ lhomme/221 ; DOI : 10.4000/lhomme.221 © École des hautes études en sciences sociales UNE DES SPÉCIFICITÉS socio-historiques de la Russie est d’avoir de tout temps posé son appartenance à l’Europe comme donnée probléma- tique de son existence en tant qu’unité nationale. À partir du XVI e siècle, la Russie s’est pensée à la fois comme partie intégrante de la civilisation européenne (notamment par ses alliances matrimoniales princières) et comme « autre » d’un Occident souvent idéalisé, parfois diabolisé, construit pour ainsi dire « en creux » à travers ses valeurs jugées consub- stantielles de liberté individuelle, de rationalisme et de développement scientifique et technique. Un Occident également toujours perçu par la pensée russe en termes d’espace géographique et de localisation temporelle particuliers, axiologiquement marqués (Lotman-Ouspenski 1990 : 52). L’étude de la « hiérarchie de valeurs » russe (au sens défini par Louis Dumont 1983), selon une dynamique historique perceptible au cours des périodes « tsariste » (d’Ivan III à Pierre le Grand, XVI e-XVIII e siècles), puis « impériale » (inaugurée par Pierre) permet ainsi d’appréhender non seule- ment l’acculturation de la variante nationale russe au sein de « l’idéologie moderne », mais également d’enrichir le contenu même de cette configu- ration moderne qui, loin d’être partout uniforme et homogène, utilise les éléments holistes autochtones afin de conforter sa puissance d’imprégna- tion et d’approfondir son adaptabilité. « La société est elle-même institution d’une temporalité “implicite” qu’elle fait être en étant, et qui, en étant, la fait être » (Castoriadis 1975 : 307). La caractérisation du rapport de « l’idéologie russe » à l’espace et au temps comme catégories spécifiques d’une hiérarchie de valeurs et d’un mode d’historicité particuliers peut servir de fondement au projet com- paratif, et ce grâce à la reprise critique de nombreuses études historiques, EN QUESTION L’ H O M M E 166 / 2003, pp. 145 à 170 La Russie, le temps et l’espace Transformations du socio-cosmisme et construction d’une modernité hybride Stéphane Vibert L’ Stéphane Vibert anthropologiques et linguistiques. Le détour par une clé heuristique par- ticulière, la notion de « souveraineté », née dans la matrice théologico- politique propre à l’Occident (Beaud 1996), met en question le passage progressif, toujours localisé dans les « touts partiels » que sont les cultures, d’un mode de souveraineté « universelle » à un mode de souveraineté « territoriale », ce qui dans le cas de la Russie reste une question essen- tiellement problématique et irrésolue, décelable dans l’ambiguïté d’une contruction historique « en empire et non en État-nation » (Mendras 1997 : 85). Le rapport socialement institué au temps dans la Russie tsariste s’exprime comme un processus d’intrication permanente avec l’invisible légitimant, à travers une opposition hiérarchique entre « l’ici-bas » terrestre et « l’au-delà » éternel (I), qui ouvre sur une vocation « messianique » explicite par l’inter- médiaire d’une historicisation de la Vérité divine. Cette temporalité parti- culière se réfléchit dans un rapport complémentaire à l’espace, qui intègre le « dehors » comme valeur subordonnée au tout, relayant une opposition hié- rarchique qui cette fois articule un « ici-même » russe et un « là-bas » défi- nissant l’Occident, de façon plus ou moins fantaisiste (les adjectifs injurieux de « latin », « hongrois », « suédois », « hérétique » en constituent les substi- tuts quasisynonymiques) (II). S’ils peuvent être distingués à un niveau ana- lytique, « temps » et « espace » n’en restent pas moins conjoints au niveau des représentations sociales, caractérisant de façon spécifique un mode de « sou- veraineté universelle » russe, de type « socio-cosmique » (III), dont il reste à déterminer l’influence sous-jacente dans les multiples expressions « identi- taires » contemporaines, foisonnante efflorescence qui fait signe vers la quête d’une auto-définition problématique, par « fin d’un empire, naissance d’une nation » interposées (Strada 1992). La naissance d’une tension fondatrice Vérité éternelle par le peuple, salut historique par le pouvoir À partir de la classification anthropologique classique des différents types de souveraineté (tribale, universelle, territoriale) (Maine 1861), il est essentiel de préciser la position particulière de la Russie par comparaison avec l’évolution occidentale. L’enracinement du messianisme dans la conscience historique russe, perceptible dans la notion de « Moscou Troisième Rome » (Poliakov 1989), peut être considéré dans une perspec- tive de substitution à la mission impériale byzantine dépositaire de la sou- veraineté universelle. Moscou a suppléé Constantinople à la tête du monde orthodoxe, recevant l’héritage de celle qui était à la fois « deuxième Rome » et « deuxième Jérusalem ». 146 Ainsi se trouve posée dès le XVe siècle l’alliance du principe spirituel (Jérusalem) et du pouvoir séculier (Rome), le tout dans un contexte escha- tologique – la fin du monde étant attendue pour 14921. L’héritage de Byzance comme entité théocratique, « royaume de Dieu sur terre », dont la légitimité est fondée sur la préservation de la Vérité orthodoxe, tend à isoler la Russie des autres royaumes « impurs » car hérétiques. Le Tsar se nourrit d’une double légitimité, autorité sainte et pouvoir royal : il s’unit à son peuple sous le vocable intégrateur de « terre russe », il l’incarne comme maître de l’univers entier, confessant la foi véritable qui seule donne droit à une existence authentique. L’héritage byzantin nourrit la perception chrétienne médiévale de la manifestation de la Providence divine dans l’ici-bas, justifiant par là-même la place de la Russie dans l’his- toire du monde. Le Tsar est « Dieu terrestre » (Zemnoi Bog) (Schaub 1992), tout comme Dieu est « Tsar divin » : la séparation des principes spi- rituel et temporel qui eut lieu en Occident, et qui d’une certaine manière favorisa le passage d’une souveraineté universelle à une multitude de sou- verainetés territoriales, ne se réalisa pas en Russie, ou, tout du moins, d’une manière bien différente. Disjonction du Tsar-punisseur et de la Sainte Russie Il est en effet possible de noter dès le règne d’Ivan IV le Terrible au XVIe siècle une évolution de la place du Tsar (Goldfrank 1984 : 592)2, occupant désormais une extranéité surplombante qui le destitue progressivement de son rôle de médiation sacrale, tout en conservant le vocabulaire traditionnel d’imbrication ordonnée dans la hiérarchie de l’Être. Alors que dans un pre- mier temps, le Tsar et son peuple étaient Un, avec possibilité de séparation à un niveau subordonné de la hiérarchie de valeurs, dans un deuxième temps, le Tsar se retrouve du côté de Dieu, par analogie de position, face au EN QUESTION 147 La Russie, le temps et l’espace 1. Lotman & Ouspenki 1990 : 310. La conception de « Moscou Troisième Rome » apparaît dans un contexte eschatologique particulier à la fin XVe siècle, puisque l’on approche des 7000 ans depuis la créa- tion du monde. Or « le septième millénaire, c’était le septième jour cosmique, le sabbat du Seigneur sur lequel l’histoire se termine, le temps où, selon la prophétie, on attend “des cieux nouveaux et une terre nouvelle” (Isaïe) ». La création du monde étant située en 5508 avant la Nativité du Christ, 5508+1492 = 7000, Ouspenski effectue un rapprochement intéressant avec l’arrivée de Christophe Colomb au « Nouveau Monde », « découverte » qui prend une signification apocalyptique d’accomplissement des prophéties d’Isaïe et de saint Jean. 2. La théorie sociale et politique de Joseph de Volokolamsk accepte les structures en place comme une donnée « naturelle » et confère au Tsar, en possession de qualités divines autant qu’humaines, un rôle « répressif » semblable à celui du père abbé au sein du monastère : « Le désordre et l’impiété peuvent rui- ner le monastère comme le royaume, aussi la discipline monastique et l’inquisition généralisée sont-elles nécessaires. En outre, la prospérité sur terre découle de l’observance de la loi divine, qui procure ainsi le meilleur des deux mondes. » peuple dont il convient d’assurer le salut, s’il le faut en le punissant3. Le Tsar- punisseur, selon une « absorption de l’humain par le divin » dans la personne même du Christ, s’oppose désormais à la « Sainte Russie » (Besançon 1967) souffrante et pécheresse. Nous avons ici un début de distinction entre le pouvoir désormais explicitement « transcendant », d’une part, et, d’autre part, un principe disjoint, source de légitimité : le « pays », « la sainte terre russe » et ses habitants. À terme, après un long processus non pas de « sécu- larisation » (puisque l’on ne quitte pas l’univers uploads/Religion/ lhomme-221.pdf
Documents similaires
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/8QB6Zd1jU79CXaP8QDAZAfmOqCM7a1IS0gAUfzBFdt2UzoITYuY3ZAEJ5ZF7qyMc8nDeizdDwc3keOlHxe2qfdcV.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/DJ4cLV0Sik7zfXWwJTCjWa049E7hDFGO2oVPHrmu1u2BoVRHr8CQv9pmW4Yw4ZFtnzqFcjNQNOU5FuFwRXwkdCgu.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/GikIsgqQ63XHxxzk7Tj23mCtm5VfmOT8HARBgn1Q5dIy39YoktV0nwdRq4d6D7REj9VK4oI2TMzU3j6ekq5LUbps.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/BI8H2yubEcYZ8ASqzjM6j8I6SR0u6dYUmbAS8boEHHZvgW3m65sKQ0gcP4R3nXCpPUpo8algsQW2GyoEiTm0sCQc.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/pkTsAE9uv7ZKVyFjbQKX3yOGL5wfNWcnQLKajbquVUpqAAymEeF98tV7YUCTXAdemHNdr1Jc6m7Dy1Az9LzpznJ4.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/N9nuGMJTD1WTQm1e1kywrRp5gH0dIh7hwx2hLP2Q8QIQewxm7dtFo3mMekDe2DCYfo5yBxeidCOkURQjXQEcnbRc.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/L247gJZE449d5yd7Dwl0FGmskBXipqsLOmhmQk7NKJC59e0APmUnLKofJ2OuhCfxbuOYwPyWF5JlGASCOr9F41O5.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/RijNEyzPG5zDBG0WpUYRL4yPFHmZMS7YwZNl35OTxtUTtMqgKReQFKTl034szjotvblUkrKLb8zUkeel2PfXx9mt.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/S4z0Ji1QEGTtVQ53AaHMAiJUnjqXl6vMNBQk8Rc0Mr4rHcRUVbWPbO9ODivodwVD2T4GlpCecxnvgqlbcEqNHCct.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/ZKgEdti8Xxpmkjx325SSAv0nhtdi89NIogecbQyzOZTZWHpJ4dFMH8mu6dwDdHfx5q13roufOxI4OewYA1RIXmjQ.png)
-
27
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 09, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
- Taille du fichier 0.2009MB