Insaniyat n° 68, avril - juin 2015, p. 37-49 37 Espace sacré et pratiques ritue

Insaniyat n° 68, avril - juin 2015, p. 37-49 37 Espace sacré et pratiques rituelles à Sidi el Khier (Sétif-Algérie) Hamza ZEGHLACHE**(1) Monia BOUSNINA**(2) Introduction Ce travail est le fruit de l’analyse des pratiques spatiales d’un groupe humain considéré dans sa particularité. Les prises de position scientifiques sont issues d’une méthode d’analyse anthropo-spatiale qui consiste à effectuer un mélange d’observation empirique avec une expertise d’une tradition orale. Les entretiens ont été réalisés sur terrain, dans le courant de l’année 2009. Sans omettre le fait que les auteurs de cet article résidant à Sétif sont dépositaires d’une connaissance traditionnelle héritée. Le mausolée de Sidi el Khier, objet de cette étude, est un des lieux où les rites funéraires sont perpétués cycliquement pour implorer et fêter le saint patron Sidi el Khier. Il se situe dans le Sétifois, dans l’Est algérien. Matérialisation du culte des morts dans la ville algérienne contemporaine : place du mausolée de Sidi el Khier dans la ville de Sétif Si la ville traditionnelle offre une lecture claire des liens qui rapprochent la centralité et la sacralité, en revanche dans la ville contemporaine, il nous apparaît que la sacralité est à rechercher dans d’autres espaces moins évidents. Afin de repérer des espaces de mise en scène du religieux (le sacré dans le sens générique) et du concept de la centralité dans la ville, nous (1) Université de Sétif I, Laboratoire d’architecture méditerranéenne, 19000, Sétif, Algérie. (2) Université de Sétif I; Laboratoire d’architecture méditerranéenne, 19000, Sétif, Algérie. Hamza ZEGHLACHE et Monia BOUSNINA 38 partons du postulat que la ville de Sétif est consacrée par de nombreux pôles à caractère « symbolique ». Cependant, la population pérennise la fréquentation de ces lieux et la pratique des rituels qui leur sont assignés. Nous supposons que pour le sétifien, ces référents spatiaux symboliques ont une place édifiante dans leur représentation de la ville. La reconnaissance mentale de ces lieux s’explique par la construction de ces espaces sociaux en tant qu’expression collective des valeurs. C'est- à-dire que l’espace mental et l’espace vécu ne font qu’un. Qu’en outre, parmi les lieux sacrés (religieux) de la ville, on ne distingue pas seulement les mosquées, mais qu’il y a aussi d’autres endroits caractéristiques et particuliers répondant à un besoin de spiritualité. Les lieux de pratiques rituels émergent en parallèle de la norme religieuse : « L’islam, à travers sa pratique rituelle fondamentale, offre l’image d’un espace assez homogène à travers lequel émergent quelques points qui restent privilégiés parce que sanctifiés »1.Il s’agit notamment des mausolées dont le plus influent est Sidi el Khier. Par ailleurs, Traki Zanad dans son ouvrage intitulé « Symboliques corporelles et espaces musulmans », affirme que « la zaouïa est le lieu de l’esprit et des forces extra-terrestres, le lieu de la purification des forces du mal, c’est aussi le lieu de l’accomplissement surnaturel des vœux de la vie quotidienne »2. Mythes et culte du saint patron et de son tombeau Dans la tradition orale héritée, encore vivace jusqu’à ce jour, Sidi el Khier serait à l’origine de la création de la ville. Il en serait le fondateur. Se situant dans une analyse synchronique (et non diachronique, dans un rapport espace /temps), où le présent est considéré comme une répétition cyclique du passé, nous ne pouvons situer la présence du saint homme dans un temps linéaire. D’ailleurs, les preuves de son intercession sont transmises, elles-mêmes, par les rapporteurs de l’archive orale qui permet de remonter le temps du passé. Par ailleurs, le phénomène du culte du saint patron se traduit par de nombreux rites perpétués cycliquement depuis des décennies. La constitution du mythe et l’élaboration du culte qui sont consacrés à Sidi el Khier, wali salah3, proviennent du charisme qui lui est alloué. Nous devons à Max Weber la conceptualisation du charisme comme mode de 1 Boughali, M. (1974), La représentation de l’espace chez le marocain illettré, Casablanca, Afrique orient, p. 215. 2 Zanad, T. (1984), Symboliques corporelles et espaces musulmans, Tunis, Cérés, p.69. 3 Wali salah : Saint patron. Espace sacré et pratiques rituelles à Sidi el Khier (Sétif-Algérie) 39 domination. Il le définit comme « la qualité insolite d’une personne qui semble faire preuve d’un pouvoir surnaturel, surhumain ou du moins inaccoutumé, de sorte qu’elle apparaît comme un être providentiel, exemplaire ou hors du commun et pour cette raison groupe autour d’elle des disciples ou des partisans »4. L’analyse wébérienne évoque la « communauté émotionnelle comme groupement de domination et souligne l’importance de la reconnaissance et de la confiance »5. Or, si nous prenons tel que Abdelahad Sebti6, le sens pré-weberien du terme charisme dans son acception religieuse, celle-ci correspondrait à karâma7 et baraka8. Charisme9 signifie grâce divine, don, faveur. Nous trouvons aussi l’idée de charme ou grâce « qui s’attache à certains personnages sur lesquels se sont posés le regard et le choix de Dieu »10. C’est cette dimension sacrée reconnue au saint qui fait de la ville de Sétif un espace essentiellement hagiographique11. Le fait qu’elle soit protégée par la baraka de son saint patron Sidi el Khier, son évocation enclenche aussitôt la formule de bénédiction « yaâtafaalina bi barakatouhou », « qu’il nous protège avec sa baraka ». C’est cette dimension sacrée hagiologique qui explique l’influence de fréquentation du sanctuaire : « Un domaine circonscrit, placé sous le signe du sacré hagiologique devient inévitablement un cadre propice aux manifestations affectives diverses ainsi qu’à leurs composantes, même les plus subsidiaires, et à leurs conséquences psychologiques parfois incontrôlables »12. La trilogie : espace, temps et rituel La lecture diachronique entre le temps et l’espace met en évidence une relation chronologique entre le déroulement de la vie de l’individu, 4 Frund, J. (1968), « Sociologie de Max Weber », in Sebti, A., Ville et figures du charisme, Casablanca, éd. Toubkal, 2003, p. 71. 5 Weber, M. (1971), « Économie et société », in Sebti, A., op.cit., p. 71. 6 Sebti, A. (2003), op.cit., p. 71. 7 Karama : prestige ou réputation de l’individu ou d’un groupe. Selon Bourdieu (1972), attribut de reconnaissance sociale et de dignité. 8 Baraka : c’est l’acquisition du mérite ou pouvoir spirituel. 9 Charisme : ensemble des dons spirituels extraordinaires (prophéties, miracles, etc.), octroyés par Dieu à des individus ou à des groupes. Autorité d’un chef fondée sur certains dons surnaturels (Larousse, 1997). 10 Cothenet, E. (1984), « Charism », Poupard, P. (dir.), Dictionnaire des religions, Paris, PUF. 11 « Hagiographie : n. f. Branche de l’histoire religieuse qui a pour objet les vies des Saints », in Grand Dictionnaire Encyclopédique du XX éme siècle, Paris, Auzou, 200. 12 Boughali, M. (1974), op.cit., p.175. Hamza ZEGHLACHE et Monia BOUSNINA 40 jalonnée dans le temps par des rites de passage manifestés spatialement. C’est ce rapport trilogique entre l’aspect spatial, l’aspect temporel et l’aspect rituel qui régit les relations humaines par le biais de la proximité spatiale. Le rituel, expression d’une conscience collective, est vécu d’une manière consciente ou inconsciente. Selon le postulat durkheimien, « la personne en tant qu’individu n’a pas la capacité innée de se faire un système de classification symbolique que seule la société possède en tant que groupe »13. Ceci dit, l’homme est socialement construit. Le mausolée, en tant que contenant de l’action, devient le scénario de rituels funéraires ancrés dans la vie quotidienne. D’autre part, nous remarquons l’existence de valeurs sociales tacites dans l’organisation spatiale du cimetière. Ce dernier est organisé en fonction de l’élite sacrale dans un rapport de proximité par rapport à la tombe du saint. En d’autres termes, l’intensité du rapport de proximité de la tombe du saint homme augmente en fonction du degré d’appartenance de ses proches (l’élite sacrale) ; supposée être au sommet de la pyramide de la classification sociale. Par conséquent, la disposition de la tombe du mort par rapport à celle du saint est proportionnelle à son degré de parenté avec l’élite sacrale et dénoterait de l’existence d’une hiérarchisation de l’espace. Conception cosmique de la zaouïa (mausolée) L’étymologie du mot zaouia14, emprunté à l’arabe classique, veut dire angle ou portion d’espace visiblement limité. D’après Mohamed Boughali, qui a travaillé sur la représentation multidimensionnelle des espaces domestiques, urbain et mondial chez le marocain illettré, cette appellation ne serait pas fortuite : « Autrement dit le sanctuaire abritant un saint, par exemple, n’est ainsi appelé que parce que son espace est la limite matérialisée d’un sacré particulier »15. Dans le cas du mausolée de Sidi el Khier (fig.1), le sétifien a identifié un espace particulier, il l’a isolé du reste de la ville, et il en a fait un lieu auquel il attache quelque chose 13 Durkheim, E., Mauss, M. (1963), Primitive classification, Chicago, The university of Chicago Press, p. XI. 14 Zaouia : « La zaouia est un cercle maraboutique caractéristique de l’Islam maghrébin, mais également le nom de l’établissement lui-même » in Chebel, M. (1995), « Dictionnaire des symboles musulmans : rites, mystique et civilisation, Paris, éd. Albin Michel. 15 Boughali, M. (1974), op.cit., p.175. Espace sacré et pratiques rituelles à Sidi el Khier (Sétif-Algérie) 41 uploads/Religion/ n-68-zaghlach-bousnina.pdf

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  • Publié le Sep 20, 2021
  • Catégorie Religion
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